« Dans leur regard » : la série Netflix inspirée d’une tragique erreur judiciaire
Une mini-série choc et poignante
Disponible depuis le 31 mai 2019 sur Netflix, la mini-série « Dans leur regard » (« When They See Us » en version originale) retrace l’un des plus grands scandales judiciaires de l’histoire américaine contemporaine. Réalisée par Ava DuVernay (à qui l’on doit aussi le film « Selma » sur Martin Luther King), cette fiction en 4 épisodes raconte le calvaire vécu par cinq adolescents noirs et hispaniques, accusés à tort en 1989 d’avoir violé une joggeuse à Central Park.
Âgés de 14 à 16 ans au moment des faits, Kevin Richardson, Antron McCray, Yusef Salaam, Raymond Santana et Korey Wise ont été surnommés les « Central Park Five ». Bien qu’innocents, ils ont été forcés par la police à avouer ce crime atroce qu’ils n’avaient pas commis. Condamnés à de lourdes peines de prison, ils ont passé entre 6 et 13 années derrière les barreaux avant d’être finalement innocentés en 2002, quand le véritable coupable a avoué.
Cette série coup de poing retrace leur combat pour la justice et met en lumière le racisme institutionnel et les dérives d’un système judiciaire à deux vitesses. Portée par une réalisation nerveuse et des interprétations bouleversantes, notamment celle de Jharrel Jerome dans la peau de Korey Wise, « Dans leur regard » est une œuvre nécessaire et cruciale.
Un succès critique et public
Ovationnée par la critique, saluée comme un « chef d’œuvre », la série a été la plus regardée sur Netflix aux États-Unis dès sa sortie. Elle a permis au grand public de découvrir ou redécouvrir cette affaire, dans un contexte où la question des violences policières et du racisme fait plus que jamais débat outre-Atlantique.
Signe de son impact, les « Central Park Five » sont désormais appelés les « Exonerated Five » (« les cinq innocentés ») et leur histoire résonne particulièrement auprès de la jeune génération. Comme le souligne Yusef Salaam, l’un des cinq hommes : « Les jeunes réalisent qu’ils sont le futur et ils n’acceptent pas ce qu’ils voient ni que les choses devraient être comme elles sont. Et je pense qu’ils ont vu dans cette série la peinture de ce que c’est qu’être une personne noire en Amérique. »
Une histoire vraie qui a secoué l’Amérique
Le 19 avril 1989, une femme blanche de 28 ans qui faisait son jogging à Central Park est sauvagement agressée et violée. Le même soir, plusieurs agressions sont commises par des jeunes dans le parc. Très vite, la police arrête plusieurs adolescents présents sur les lieux. Après des interrogatoires musclés, cinq d’entre eux – tous afro-américains ou hispaniques – avouent le viol de la joggeuse.
Âgés de 14 à 16 ans, Kevin Richardson, Antron McCray, Yusef Salaam, Raymond Santana et Korey Wise sont inculpés malgré le manque de preuves et leurs versions contradictoires. L’affaire prend un tour hautement médiatique et politique. Dans une ville marquée par la montée de la criminalité et les tensions raciales, les « Central Park Five » sont présentés comme des monstres, des « bêtes sauvages » par la presse et l’opinion. Donald Trump, alors homme d’affaires, achète même des pages de publicité dans les journaux new-yorkais pour réclamer le rétablissement de la peine de mort.
Malgré les témoignages accablants sur les violences et les pressions subies lors des interrogatoires, malgré l’absence d’ADN les reliant au crime et les incohérences du dossier, les cinq jeunes sont reconnus coupables lors de deux procès en 1990. Korey Wise, 16 ans, est condamné à 5-15 ans de prison. Kevin Richardson, Antron McCray, Yusef Salaam et Raymond Santana écopent de 5 à 10 ans de détention.
Ils passeront finalement entre 6 et 13 années derrière les barreaux avant que la vérité n’éclate. En 2002, un détenu, Matias Reyes, avoue être le véritable auteur du crime. Son ADN correspond à celui retrouvé sur la victime. Les « Central Park Five », devenus adultes, sont alors disculpés et libérés. En 2014, à l’issue d’une longue procédure, la ville de New York leur accordera un dédommagement de 41 millions de dollars pour cette erreur judiciaire.
👥 Que sont devenus les « Central Park Five » ?
Korey Wise, l’éternel combattant
Korey Wise est celui qui a passé le plus de temps en prison : 13 années, dont la majorité dans des établissements pour adultes aux conditions de détention très rudes. Dans la série, son personnage, magistralement interprété par Jharrel Jerome, a particulièrement marqué les esprits.
Depuis sa libération, Korey Wise est devenu un infatigable défenseur de la réforme de la justice. Il a utilisé une partie de son indemnisation pour fonder l’organisation à but non lucratif The Korey Wise Innocence Project, qui vient en aide aux personnes injustement condamnées. Très présent dans les médias, il participe à de nombreuses conférences pour témoigner de son expérience. En 2015, il a obtenu son diplôme associé en administration pénitentiaire.
Kevin Richardson, engagé contre les erreurs judiciaires
Condamné à 5-10 ans de prison à l’âge de 14 ans, Kevin Richardson a passé environ 7 ans derrière les barreaux. Depuis sa disculpation, il a co-fondé l’organisation Innocence Project, qui lutte contre les erreurs judiciaires et soutient les personnes injustement condamnées.
Père de deux filles, il s’investit auprès des jeunes et intervient dans les écoles et les prisons pour partager son histoire. Avec Yusef Salaam, il a écrit un livre pour enfants, « Alien Boy », pour aider les plus jeunes à comprendre la question des erreurs judiciaires.
Yusef Salaam, une voix pour le changement
Yusef Salaam avait 15 ans lorsqu’il a été condamné à 5-10 ans de prison. Il est depuis devenu un orateur et militant engagé, qui utilise son expérience pour appeler à des réformes du système judiciaire. Il a obtenu un diplôme en communication après sa libération et donne de nombreuses conférences.
En 2016, il a reçu un Lifetime Achievement Award des mains de Barack Obama pour son combat. Père de 10 enfants, il a co-écrit un livre, « Words of a Man: My Right to Be », où il revient sur son histoire. Pour lui, la série a un impact fort sur les jeunes générations : « Je veux que les jeunes sachent qu’ils ne doivent jamais abandonner. »
Raymond Santana, de la prison à l’entreprenariat
À 14 ans, Raymond Santana a été condamné à 5-10 ans de prison. Depuis sa libération, il est devenu un entrepreneur à succès. Il a fondé la marque de vêtements Park Madison NYC, qui rencontre un grand succès.
Très présent sur les réseaux sociaux, il utilise sa notoriété pour sensibiliser le public à son histoire. Il a épousé la créatrice de mode Nekesta Samone Shelton, avec qui il a eu une fille. En 2018, il a co-produit un court-métrage, « The Central Park Five: The Truth », qui revient sur l’affaire.
Antron McCray, une vie loin des projecteurs
Antron McCray, condamné à 5-10 ans de prison à l’âge de 15 ans, est celui qui s’est le plus éloigné des projecteurs après sa libération. Il s’est marié, a fondé une famille et travaille aujourd’hui comme agent de sécurité en Géorgie.
Dans un rare entretien à CBS en 2019, il a confié : « Je n’ai même pas été capable de profiter de ma jeunesse, je suis passé de l’adolescence à l’âge adulte en prison. Ce qui nous est arrivé, j’ai encore du mal à le comprendre. » Bien que discret médiatiquement, il soutient le combat de ses co-accusés.
Les « Central Park Five » sont ainsi devenus, plus de 30 ans après les faits, des hommes déterminés à faire entendre leur voix pour changer le système. Comme le résume Yusef Salaam : « On s’est battus pendant plus de 30 ans, et on a maintenant une communauté et même le monde qui nous appuient. Et nous voulons voir un changement. » Une quête de justice que la série « Dans leur regard » a puissamment remis en lumière.
👨⚖️ Retour sur une erreur judiciaire historique
Un climat de violence et de racisme
Pour comprendre l’affaire des « Central Park Five », il faut revenir au contexte de l’époque. À la fin des années 80, New York est une ville meurtrie par la violence, les inégalités et le crack. En 1989, la « Big Apple » a enregistré plus de 2 000 meurtres, un triste record. Les tensions raciales sont très vives dans une ville marquée par la pauvreté et la ségrégation de fait.
Dans ce climat, le viol d’une joggeuse blanche à Central Park provoque une vague d’indignation et un emballement médiatique. Pour la police et les procureurs, il faut trouver rapidement des coupables. Et les coupables désignés seront des jeunes noirs et hispaniques de Harlem, décrits comme des « animaux » et des « monstres » par les médias et les politiques.
Une enquête bâclée et des aveux extorqués
L’enquête est menée à charge contre les cinq adolescents qui se retrouvent accusés du crime. Malgré des éléments troublants (absence d’ADN, incohérence des aveux, alibis des suspects…), la police et le procureur Elizabeth Lederer s’acharnent à faire avouer les jeunes, parfois sans la présence d’un avocat ou de leurs parents.
Sous la pression, épuisés par des heures d’interrogatoire, les cinq finissent par s’accuser mutuellement et à signer de faux aveux, sans comprendre les conséquences. Une fois le coupable désigné par l’opinion publique et la machine judiciaire lancée, impossible de faire machine arrière. Comme le résume la réalisatrice Ava DuVernay : « C’est une histoire de faux aveux, avec comme toile de fond le racisme qui existait à l’époque à New York et la complaisance de la presse, prête à croire que des enfants avaient commis un crime si atroce juste parce qu’ils étaient noirs. »
Un symbole des dérives du système judiciaire américain
Si l’affaire des « Central Park Five » marque autant, c’est parce qu’elle est symptomatique des travers de la justice américaine. Pour beaucoup d’Afro-Américains, ces cinq jeunes étaient sans doute coupables d’être noirs, hispaniques et des classes populaires avant d’être coupables du crime lui-même. Alors que la victime était une femme blanche de 28 ans, banquière à Wall Street…
L’affaire met aussi en lumière le scandale des faux aveux, un problème récurrent qui touche particulièrement les jeunes issus des minorités. Selon l’Innocence Project, plus d’un quart des personnes innocentées après une condamnation avaient avoué un crime qu’elles n’avaient pas commis. Beaucoup sont passés aux « aveux » après des heures d’interrogatoires sans avocat.
Autre leçon de l’affaire : il a fallu attendre qu’un coupable se dénonce pour que les « Central Park Five » soient enfin innocentés. Malgré les incohérences du dossier, jamais la justice ne s’est remise en question. Comme le dit Yusef Salaam : « En Amérique, on s’assure de ne pas vous éduquer sur ce qui est arrivé dans le passé », en référence au lourd passif de racisme du pays.
🗳️ Donald Trump et le spectre de la peine de mort
L’une des particularités de l’affaire est l’implication de Donald Trump. En 1989, le futur président n’est encore qu’un promoteur immobilier en vue, mais il voit dans ce fait divers l’occasion de faire parler de lui. Quelques jours après l’arrestation des suspects, Donald Trump achète des pleines pages de publicité dans quatre journaux new-yorkais pour réclamer le retour de la peine de mort dans l’État de New York.
« J’en ai plus qu’assez de voir cette société rendre les droits civiques à des gens qui ne le méritent pas », écrit-il dans cette tribune où il parle de « bêtes sauvages » pour désigner les cinq adolescents, alors même que leur procès n’a pas eu lieu. Pour beaucoup, cette sortie de Trump reflète le climat de l’époque, hystérisé et avide de boucs émissaires. Mais elle jette aussi une lumière crue sur les convictions de l’homme d’affaires en matière de justice et de questions raciales.
Même après la disculpation des cinq hommes en 2002, Donald Trump a continué à clamer leur culpabilité, refusant de s’excuser pour ses propos de l’époque. En 2016, en pleine campagne présidentielle, il maintient que les « Central Park Five » sont coupables malgré les preuves de leur innocence. Une position qui reflète la vision manichéenne et les préjugés de celui qui a fait de la question raciale un marqueur de sa présidence.
Si Donald Trump n’est pas directement responsable de l’erreur judiciaire, son rôle dans l’affaire est symptomatique d’un certain climat politique. Un climat où il est facile de crier vengeance, d’attiser la peur et les tensions raciales à des fins politiques. Et où la présomption d’innocence peut être foulée au pied si les accusés ont la mauvaise couleur de peau.