Dans les rues de New York avec Richard Sandler, photographe et cinéaste
Aujourd’hui, j’aimerais vous parler d’un photographe qui me fascine et m’inspire énormément : Richard Sandler. Né en 1946, ce new-yorkais a capturé l’âme des rues de la Grosse Pomme de la fin des années 70 jusqu’au début des années 2000, avec un style brut, proche et intuitif. Armé de ses Leica et d’un flash, il s’est fondu dans la foule bigarrée du métro et des avenues, immortalisant des visages, des attitudes et des instants fugaces avec un œil unique. Son travail a été récompensé par une bourse Guggenheim et publié dans un superbe livre, The Eyes of the City.
J’ai découvert Richard Sandler assez récemment et depuis, je ne cesse de m’émerveiller devant sa production. Ce qui me frappe en premier, c’est l’énergie qui se dégage de ses images en noir et blanc. On sent le bouillonnement de la ville, la proximité des corps, l’urgence du moment. Ses cadrages au grand-angle et ses flashs donnent une présence presque intrusive à ses sujets, comme s’il entrait par effraction dans leur bulle. Et pourtant, la plupart ne semblent pas s’en apercevoir, perdus dans leurs pensées ou leurs conversations. C’est là toute la magie du photographe de rue : se faire discret et invisible pour mieux révéler l’ordinaire et le sublimer.
En lisant sur la vie de Richard Sandler, j’ai été surpris d’apprendre ses débuts tardifs en photo. Avant de se lancer à corps perdu dans la rue avec un appareil, il a d’abord été chef macrobiotique puis acupuncteur ! C’est seulement à 31 ans, en 1977, qu’il attrape le virus en recevant un Leica de la part de son ancienne logeuse. Autodidacte, il apprend les bases en dévorant des livres, en prenant des cours et surtout en shootant sans relâche, d’abord à Boston puis à New York où il revient en 1980. En parallèle, il travaille comme photographe indépendant pour la presse, couvrant des sujets d’actualité. Mais son vrai terrain de jeu reste la rue, et particulièrement le métro.
Le subway est en effet un des sujets de prédilection de Sandler. La vie à New York, c’est être dans le métro
, résume-t-il. Tous ces visages, chacun unique, beaucoup sans masque. Chaque rame est un casting de personnages différents. On ne sait pas si c’est le jour ou la nuit; on ne peut le deviner qu’en regardant comment les gens sont habillés ou combien ils sont. On a l’impression d’une conscience collective. Une réalité souterraine parallèle continue.
Adolescent déjà, Sandler aimait descendre seul dans le ventre de la ville, pour explorer Times Square et Chinatown. Le métro fait partie de lui et nourrit son imaginaire de photographe. Mais c’est loin d’être un terrain facile, comme il le reconnaît : Le métro sépare les hommes des garçons parce qu’il n’y a nulle part où courir.
Pour réussir ses prises, il faut de bons réflexes, un pas rapide et du culot. Sans parler des problèmes techniques pour gérer la faible lumière tout en gardant une certaine profondeur de champ.
Heureusement, Richard Sandler a quelques astuces dans sa manche, héritées de ses mentors à Boston. Plutôt que d’ouvrir à fond et risquer un flou de bougé, il utilise des vitesses lentes comme le 1/15s couplées avec un flash réglé en faible puissance. Cela lui permet d’avoir à la fois des zones nettes et des traînées floues dans l’image, donnant une impression de mouvement et de vie. La vie et la vision sont comme ça, à la fois nettes et floues
, commente-t-il. Une esthétique qui sied parfaitement à ses sujets urbains toujours en transit.
Autre technique fétiche de Sandler : l’usage de focales très courtes comme le 21 mm, qui déforme la perspective et dramatise la composition. Les premiers plans sont exagérément grossis tandis que l’arrière-plan semble fuir et rapetisser. Cela accentue l’effet de proximité, voire d’intrusion, tout en incluant beaucoup d’éléments dans le cadre. Un défi qu’il a appris à maîtriser au fil des années 80 et 90, qui furent sa période la plus prolifique en photo.
Au-delà des prouesses techniques, ce qui me touche dans le travail de Richard Sandler, c’est son humanisme et son empathie pour la faune new-yorkaise. À travers son objectif, il capte toute la diversité ethnique et sociale qui fait la richesse de la ville. Des hommes d’affaires pressés aux SDF hagards, des étudiants insouciants aux personnages hauts en couleur, tous ont droit à la même attention bienveillante mais sans complaisance. Comme le dit si bien le titre de son livre, il est « les yeux de la cité », un témoin engagé de son époque.
Les meilleures photos sont un dialogue entre la forme et le contenu, où chacun menace de submerger l’autre.
Richard Sandler
Cette phrase de Sandler résume bien sa quête d’équilibre entre une certaine maîtrise formelle et le chaos de la rue. Il ne cherche pas juste à documenter froidement la réalité, mais à en extraire une énergie, une tension, voire une poésie. C’est d’ailleurs l’enseignement principal qu’il a retenu d’un atelier avec son modèle Garry Winogrand en 1977. Au-delà des sujets, une bonne photo de rue doit dégager quelque chose de spécial et d’indéfinissable, qu’il appelle « the magic ».
Cette magie, on la retrouve à foison dans le livre The Eyes of the City, paru en 2016, qui regroupe le meilleur de sa production entre 1977 et 2001. Au fil des 160 pages, on plonge avec délice dans le bouillonnement du New York pré-11 Septembre, avec ses excentriques, ses marginaux, ses travailleurs, ses flâneurs. On y croise le regard perçant d’un clochard, le sourire édenté d’un musicien, la silhouette élégante d’une passante… Tant de destins qui se frôlent sans se croiser, happés par le mouvement de la ville qui ne dort jamais.
Après le choc des attentats de 2001, Richard Sandler délaisse peu à peu la photographie au profit de la vidéo. Depuis le début des années 90, il s’était mis à filmer ses déambulations new-yorkaises, pressentant que l’image animée pourrait prolonger et enrichir son travail. Il réalise ainsi une série de documentaires atypiques comme The Gods of Times Square (1999), Brave New York (2004) ou Radioactive City (2011), dans lesquels il capture l’évolution de la ville après le 11-Septembre.
Bien qu’il ait raccroché son Leica, Richard Sandler continue d’inspirer les nouvelles générations de street photographers par son style immersif et son engagement. Son regard reste plus que jamais nécessaire à l’heure de la gentrification galopante et de l’essor des réseaux sociaux, qui menacent l’authenticité de la rue. Loin de céder à la nostalgie, il nous invite à garder les yeux grands ouverts sur le spectacle sans cesse renouvelé de l’humanité urbaine. Car comme il le dit si bien : La photographie de rue est difficile et gratifiante. Créer de fortes images de gens en mouvement est une danse qui nécessite de l’athlétisme et un bon jeu de jambes. J’approche la street photo de manière intuitive, en étant expérimental et en prenant des risques, en dansant au bord de l’échec.
Alors, la prochaine fois que vous vous baladerez dans une grande ville, pensez à Richard Sandler et osez vous approcher des inconnus pour saisir leur beauté fugitive. Qui sait, vous réussirez peut-être vous aussi à capturer un peu de cette « magic » dont il parle, fait d’énergie, de mystère et de poésie…