La Comédie de l’amour, chef d’œuvre méconnu d’Ibsen
Publiée en 1862, La Comédie de l’amour est la première pièce d’Henrik Ibsen mettant en scène des personnages contemporains de son époque. Après une série de drames historiques norvégiens, Ibsen prend ici le parti de montrer la réalité de son temps.
Cette pièce a été très mal reçue lors de sa création, conduisant probablement Ibsen à s’exiler volontairement à l’étranger en 1864 pour de nombreuses années. Pourtant, La Comédie de l’amour comporte en germe tous les thèmes chers au dramaturge norvégien : la critique sociale, la place des femmes, les mensonges de la bourgeoisie, le rôle de l’artiste…
Résumé de l’intrigue
L’action se déroule pendant le week-end de la Saint-Jean, en juin, dans la propriété de Mme Halm, une veuve d’un haut fonctionnaire. Elle reçoit de nombreux invités : sa fille Anna qui vient de se fiancer avec Lind, un employé de bureau amateur de poésie, le négociant Guldstad, célibataire fortuné, ainsi que le pasteur Straamand, sa femme et leurs douze enfants.
Svanhild, la fille adoptive de Mme Halm, intrigue l’assemblée par son caractère indépendant et anticonformiste. Le jeune poète Falk est également de la fête, ami proche de Lind.
Au fil des discussions, les contradictions de la société bourgeoise éclatent, entre les ambitions personnelles contrariées et les mensonges sur le mariage. Seuls Falk et Svanhild osent dénoncer l’hypocrisie ambiante, au risque de se mettre à dos tous les invités…
La critique sociale au cœur de l’intrigue
Ibsen place au centre de sa pièce la critique des mensonges et faux-semblants de la bourgeoisie. Dès le début, le personnage de l’employé Styver ridiculise les convenances avec son « poème » de jeunesse dédié à sa promise actuelle.
De même, le pasteur Straamand, qui a renoncé à ses ambitions artistiques, est montré comme un homme déchu, contraint par ses obligations familiales. Sa femme apparaît également comme une ombre terne de la passion amoureuse de leur jeunesse.
Seul le jeune poète Falk ose dénoncer vigoureusement l’illusion du mariage heureux, provoquant la colère des invités. Son amie Svanhild est la seule à le comprendre, partageant son désir de liberté.
A travers ses personnages, Ibsen dépeint donc une société étriquée, où les ambitions personnelles sont étouffées par le conformisme social. Son écriture préfigure les grandes pièces qu’il consacrera par la suite à cette thématique comme Une Maison de poupée ou Les Revenants.
La difficile condition féminine
La pièce aborde également la difficile condition des femmes à cette époque. Ainsi, Mme Halm évoque comment elle a dû renoncer à ses rêves de jeunesse pour se consacrer à sa famille.
De même, le personnage de Svanhild apparaît en révolte contre le carcan de la société qui étouffe ses aspirations. Elle refuse le mariage qui lui est proposé avec l’homme d’affaires Guldstad, même si cela pourrait assurer sa sécurité matérielle.
Son histoire fait écho à celle de Nora dans Une Maison de poupée qui quitte également un mari possesseur et infantilisant. A travers Svanhild, Ibsen esquisse déjà le portrait de l’émancipation féminine, qui deviendra un thème central de son œuvre.
Le rôle de l’artiste questionné
Avec le personnage de Falk, Ibsen interroge la place de l’artiste dans la société. D’abord présenté comme un rêveur idéaliste, le jeune poète va peu à peu endosser le costume du révolté, n’hésitant pas à choquer les convenances.
Son parcours illustre les difficultés de l’artisan des mots à trouver sa place dans un monde régi par l’argent et les faux-semblants. Falk doit même renoncer à son amour avec Svanhild pour rester fidèle à sa vocation d’artiste, bien que cela lui brise le cœur.
A travers ce personnage torturé, Ibsen annonce des figures comme Solness le constructeur ou le sculpteur Rubek, qui seront également déchirés entre les exigences de leur art et celles de la vie sociale.
Une écriture novatrice
Sur le plan formel, La Comédie de l’amour rompt déjà avec le théâtre convenu de l’époque par son style réaliste.
Les dialogues sonnent juste, mêlant humour et drame pour mieux coller à la complexité de la psychologie des personnages. Chacun défend ses intérêts et ses blessures avec authenticité, loin des conventions littéraires habituelles.
Par ailleurs, Ibsen n’hésite pas à faire se succéder des scènes légères et d’autres beaucoup plus sombres, passant de la comédie de mœurs à la tragédie intime. Cette grande liberté de ton et de genres annonce les grandes pièces qui révolutionneront l’art théâtral par la suite.
Une œuvre méconnue à redécouvrir
Boudée du public lors de sa création, La Comédie de l’amour mérite pourtant de figurer parmi les chefs d’œuvre d’Ibsen. Outre ses qualités littéraires intrinsèques, elle contient déjà en germe les thèmes majeurs que le dramaturge norvégien creusera toute sa vie : la critique sociale, la condition féminine, le rôle de l’artiste…
Sa grande modernité réside justement dans cette peinture sans complaisance de la société bourgeoise de son temps. Sous des dehors légers, Ibsen met à nu les mensonges et les lâchetés ordinaires avec une acuité psychologique exceptionnelle.
Il ouvre ainsi la voie à un théâtre nouveau, qui cherche à montrer la complexité des êtres, sans jugement moralisateur. En cela, La Comédie de l’amour mérite de figurer parmi les œuvres fondatrices du théâtre moderne, au même titre que d’autres pièces moins méconnues d’Ibsen comme Une Maison de poupée.
Mêlant amours contrariées et ambition sociale, rêves de jeunesse et désillusions amères, cette tragicomédie possède une vraie profondeur de propos sous ses dehors badins. Elle plonge au cœur des faux-semblants de l’âme humaine, avec une modernité fascinante.
Redécouvrez vite cette perle méconnue d’Ibsen : La Comédie de l’amour ! Vous y croiserez des destins brisés et des élans vitaux d’une étonnante actualité…