
Il y a des moments où l’image publique, si soigneusement cadrée par l’industrie du divertissement, se retourne contre les codes qui l’ont fabriquée. Le cas de Milana Vayntrub est fascinant précisément pour cela : connue par beaucoup comme un visage familier des publicités AT&T, identifiée par d’autres à des rôles plus “genre” (de la comédie horrifique à des univers pop), elle déplace soudain le projecteur vers un terrain moins confortable. Non pas un nouveau personnage, mais une initiative où le corps, le regard et la provocation deviennent des outils de collecte de fonds au profit des victimes des incendies de Californie en 2025.
Ce déplacement mérite mieux qu’un haussement d’épaules ou un rire gêné. Parce qu’il raconte quelque chose de notre époque : une économie de l’attention où la charité doit parfois emprunter les voies du spectacle pour obtenir, concrètement, ce dont les gens ont le plus besoin—du cash, tout simplement.
On sous-estime souvent ce que la publicité fait à un acteur : elle simplifie, stabilise, fige. Être “la personne de la marque”, c’est devenir un plan récurrent, une présence rassurante, un personnage sans arc dramatique. Vayntrub a longtemps évolué dans ce registre : un visage immédiatement reconnaissable, une énergie comique calibrée, un jeu “à hauteur de spectateur”. Au cinéma et à la télévision, elle a aussi circulé dans des récits plus contrastés—participations dans des projets où l’ironie, le décalage ou le trouble prennent davantage de place—mais pour une partie du public, l’étiquette reste tenace.
C’est là que son geste de levée de fonds devient cinématographiquement intéressant : elle reprend la main sur son propre casting social. Elle utilise l’image qu’on attend d’elle (la proximité, l’accessibilité, la drôlerie) et la tord légèrement—juste assez pour que l’on regarde autrement. Ce n’est pas tant une rupture qu’un changement d’angle : même visage, autre montage.
Le nom du projet, Only Philanthropy, tient du gag de scénariste, mais d’un gag précis : un jeu sur l’imaginaire “abonné/accès exclusif” popularisé par certaines plateformes, détourné vers une finalité explicitement caritative. En termes de récit, c’est un pitch en une ligne, compréhensible instantanément. Et dans une ère saturée d’informations, la clarté du concept n’est pas un détail : c’est le premier acte.
Le dispositif est simple, presque “haute comédie” : des photos audacieuses proposées non pas contre un paiement direct, mais en échange d’une preuve de don destiné aux personnes touchées par les incendies. Cette nuance change tout. Elle repositionne le spectateur—ou plutôt l’internaute—en acteur de l’action. Ce n’est plus “je paye pour voir”, c’est “je donne pour aider, et l’image devient le reçu symbolique”. Une transaction, oui, mais une transaction qui met l’éthique au centre du cadre.
Ce qui rend l’affaire plus qu’un coup médiatique, c’est la progression organique du projet. Tout serait resté au stade de performance si la mécanique n’avait pas prouvé son efficacité très vite, en commençant par l’aide apportée à une mère célibataire identifiée publiquement sous un simple prénom. Le récit est important : partir d’un cas particulier, presque de la “figuration” dans la grande tragédie des incendies, et en faire le premier plan. Dans le langage du cinéma, c’est un choix moral : refuser l’abstraction.
La réponse du public a enclenché un effet d’entraînement. Après un premier palier de collecte déjà massif, le modèle s’est répété, s’est amplifié, jusqu’à dépasser le seuil symbolique du demi-million de dollars levés. À ce stade, on ne parle plus d’un geste isolé, mais d’une méthode qui a trouvé son montage : situation initiale, test, validation, montée en puissance. L’efficacité du récit a produit de l’efficacité dans le réel.
Le point délicat—et donc intéressant—reste l’usage d’images dites “sexy” dans un cadre caritatif. Le cinéma sait depuis longtemps que le corps à l’image n’est jamais neutre : il est toujours un enjeu de regard, un rapport de pouvoir, une promesse ou une menace selon la mise en scène. Ici, Vayntrub instrumentalise un mécanisme de désir et de curiosité qui existe déjà dans l’espace social, sans prétendre le purifier. Elle le détourne.
En tant que spectateurs, nous sommes renvoyés à une question moins confortable : qu’est-ce qui nous pousse à cliquer, à partager, à donner ? Est-ce l’altruisme, le jeu, l’attrait pour le “contenu exclusif”, ou la combinaison de tout cela ? L’opération met à nu une vérité que beaucoup d’appels aux dons évitent : l’empathie, seule, ne gagne pas toujours la bataille face au vacarme numérique. Il faut une dramaturgie, un concept, une forme. En somme, une mise en scène.
Ce projet a quelque chose de profondément comique au sens noble : non pas le “drôle” qui distrait, mais le comique comme art du décalage. L’idée est “ridicule” de manière assumée—Vayntrub elle-même l’a présentée comme une sorte d’expérience un peu folle—et c’est précisément ce qui la rend partageable. Le public aime les récits qui s’annoncent comme des paris. Et l’annonce “essayons un truc absurde pour aider” fonctionne comme un contrat : si vous entrez dans le jeu, le jeu finance du réel.
On reconnaît là une intelligence de la scène et du rythme : une proposition courte, une conséquence immédiate, une gratification symbolique, puis la répétition qui installe une habitude. C’est du montage appliqué à l’activisme. Et c’est peut-être ce qui manque souvent aux campagnes caritatives traditionnelles : elles supposent une attention longue, alors que l’époque impose des chocs brefs et mémorables.
Le projet ne se présente pas comme une parenthèse. Vayntrub a laissé entendre qu’il pourrait accueillir d’autres créateurs, comme si le concept visait à devenir un format, presque une anthologie de gestes performatifs au service de causes urgentes. Là encore, l’analogie avec le cinéma est utile : passer du court métrage artisanal au film à sketches, puis au dispositif récurrent. Chaque nouveau participant apporterait sa tonalité, son public, sa manière d’habiter l’image—et donc sa capacité à convertir visibilité en dons.
Ce basculement, s’il se confirme, déplacerait la discussion. On ne jugerait plus seulement l’audace d’une actrice, mais l’émergence d’une plateforme narrative où l’exclusivité sert de carburant à la solidarité. La question devient alors : peut-on industrialiser un geste sans en perdre la sincérité ? Et à partir de quel moment la forme commence à dévorer la cause ?
Ce qui convainc, c’est la franchise du but : aider vite, aider concrètement, sans habiller l’urgence d’un discours trop lisse. Le projet reconnaît implicitement que les catastrophes contemporaines—incendies, déplacements, pertes matérielles—demandent des réponses immédiates, et que les circuits habituels sont parfois trop lents, trop compliqués, ou trop invisibles. En cinéma, on dirait que Vayntrub a choisi le plan direct, sans détour par la poésie.
Ce qui dérange, c’est précisément l’usage d’une grammaire associée à l’érotisation et au marché de l’attention. Certains y verront une confusion des genres, d’autres une récupération, d’autres encore une liberté revendiquée. La vérité, sans doute, se tient dans la zone grise : le dispositif fonctionne parce qu’il exploite un ressort ambivalent, et cette ambivalence ne disparaît pas parce que la finalité est vertueuse. Comme souvent, l’époque n’offre pas de forme “pure”, seulement des compromis plus ou moins lucides.
Il y a quelque chose de presque cinématographique dans l’arrière-plan de cette histoire : d’un côté, des incendies qui avalent des paysages et des vies; de l’autre, une actrice qui mobilise une série de photos pour faire circuler des ressources. Entre les deux, le même médium : l’image. Celle qui informe, celle qui choque, celle qui séduit, celle qui raconte.
Le geste de Vayntrub, qu’on l’admire ou qu’on le conteste, oblige à regarder le présent sans fard : la solidarité a besoin d’architecture, de narration, de rythme, parfois d’insolence. Et si l’on accepte cette idée, une autre question s’impose, plus large que son cas : à l’heure où les catastrophes deviennent récurrentes et où l’attention se disperse, quelles formes inventer pour que l’image ne serve pas seulement à montrer la détresse, mais à la réparer concrètement ?