Le solitaire est un jeu de réflexion fascinant qui passionne des générations de joueurs depuis des siècles. Que ce soit sur un plateau en bois traditionnel ou une application sur téléphone, le principe reste le même : réussir à ne laisser qu’une seule pièce sur le plateau, en sautant par-dessus les autres pièces selon des règles précises. Si le solitaire paraît simple au premier abord, il cache en réalité une grande profondeur stratégique. Exigeant à la fois logique, anticipation et prise de risque mesurée, il met au défi même les plus fins stratèges.
Dans cet article, nous allons retracer l’histoire mouvementée du solitaire, depuis son apparition mystérieuse à la fin du 17e siècle jusqu’à son succès planétaire actuel. Nous détaillerons ensuite les règles du jeu, les différents plateaux existants, ainsi que quelques astuces pour progresser. Enfin, nous examinerons certaines configurations insolubles du solitaire européen, preuve ultime de la complexité de ce casse-tête centenaire.
Aux origines du solitaire
Bien que très populaire de nos jours, le solitaire possède une origine pour le moins nébuleuse. Les historiens s’accordent à dire que le premier témoignage de l’existence de ce jeu se trouve dans le Mercure Galant d’août 1697. Cette gazette mondaine mensuelle, précurseur de nos magazines people, consacre pas moins de 46 pages à expliquer les règles et variantes du “jeu du Solitaire”. L’auteur anonyme de ces lettres précise que le solitaire “est Americain de Nation”, avant d’admettre qu’il pourrait tout aussi bien venir d’ailleurs.
1. Le solitaire, un jeu venu d’Amérique ?
Cette origine exotique a de quoi surprendre, quand on sait que Christophe Colomb n’a débarqué en Amérique que 205 ans plus tôt. Difficile dès lors d’imaginer que les colons aient eu le temps de créer et exporter un tel jeu en Europe. D’autant que le solitaire ressemble fortement à des jeux de pions déjà existants à l’époque sur le vieux continent.
- Le jeu du renard, où deux joueurs déplacent des pions sur un tablier en forme de croix pour capturer ceux de l’adversaire, tout en protégeant leur propre “renard”.
- Le jeu de dames, dont le solitaire reprend le principe de capture des pièces en sautant par-dessus.
Le solitaire serait donc plutôt une variante solitaire de ces jeux de plateau ancestraux. Néanmoins, l’exotisme revendiqué du solitaire a pu participer à son succès soudain dans les salons parisiens à la mode.
2. Un engouement mondain éphémère
En 1697, le solitaire fait en effet fureur dans les cercles mondains de la capitale française. Plusieurs gravures d’époque représentent de riches aristocrates, en particulier des femmes, en train de jouer au solitaire. Un marchand d’estampe du nom de Gerard Jollain sent le filon et commercialise des plateaux de solitaire richement décorés. Il propose également à la vente des exemplaires du jeu du renard, preuve supplémentaire du lien entre ces deux jeux.
Cet engouement parisien reste cependant éphémère. Dès la fin du 17e siècle, la mode du solitaire retombe en France. Pendant près d’un siècle, le jeu connaît une éclipse dans les textes et iconographies. Ce n’est qu’au 19e siècle que le solitaire réapparaît, sous une forme cette fois plus élaborée et stratégique.
La renaissance du solitaire au 19e siècle
Le solitaire tel qu’on le connaît aujourd’hui doit beaucoup aux travaux du mathématicien français Édouard Lucas. Dans les années 1880, celui-ci se penche sur ce jeu tombé dans l’oubli et parvient à en percer tous les secrets. Ses recherches sont compilées en 1895 dans le Traité de solitaire, un imposant volume de 300 pages contenant les solutions de milliers de configurations.
1. Édouard Lucas et le traité de solitaire
Grâce à une méthode de numérotation des cases, Édouard Lucas réussit à calculer avec précision le nombre de coups nécessaires pour venir à bout d’une partie. Surtout, il démontre mathématiquement qu’il est impossible de gagner certaines configurations du solitaire européen. Même en partant d’un trou central, on ne peut espérer mieux qu’un match nul avec deux pions restants. Une prouesse qui force l’admiration et contribue à faire renaître l’intérêt pour ce subtil jeu de l’esprit.
2. Un loisir bourgeois à la Belle Époque
À la charnière des 19e et 20e siècles, le solitaire investit les intérieurs bourgeois, au même titre que le piano ou la tapisserie. De luxueux plateaux en marqueterie sont commercialisés pour satisfaire une clientèle fortunée en quête de distractions intellectuelles. Le jeu gagne aussi les colonies françaises : on retouve des plateaux de solitaire en bois sculpté au Vietnam ou au Maghreb à cette période.
Après l’engouement aristocratique du Grand Siècle, puis la redécouverte savante du 19e, le solitaire s’impose donc comme un passe-temps bourgeois à la Belle Époque. Cette respectabilité nouvellement acquise annonce son irrésistible démocratisation au 20e siècle.
Le solitaire pour tous au 20e siècle
Le 20e siècle voit le solitaire sortir des salons feutrés pour conquérir le grand public. D’un loisir élitiste, il devient un phénomène de société planétaire. Les raisons de ce succès massif ? Des règles simples à comprendre, mais des parties riches en rebondissements, qui en font un jeu aussi frustrant qu’addictif. Ajoutez à cela un support nomade idéal, et vous obtenez l’une des distractions préférées des temps modernes.
1. Un gameplay accessible mais frustrant
Contrairement aux échecs ou au go, le solitaire ne nécessite pas des années de pratique pour être apprécié. Ses règles de base tiennent en quelques lignes. Déplacer un pion en sautant par-dessus un autre pion pour le capturer, avec pour objectif de n’en laisser qu’un sur le plateau. Un principe simple mais terriblement efficace, qui a assuré la démocratisation du jeu. Même débutant, on prend vite plaisir à avancer ses pions sur le damier, enchaînant prises et combinaisons. Problème : impossible de gagner à tous les coups !
C’est là le génie perfide du solitaire : offrir au joueur l’illusion de maîtriser son destin, avant de le placarder face à une situation inextricable dont il n’est pas responsable. De quoi provoquer un mélange de frustration et d’excitation qui pousse à rejouer indéfiniment pour conjurer le sort. Un gameplay accrocheur qui a fait des ravages sur des générations de joueurs impuissants !
2. Un format nomade par excellence
Autre atout du solitaire : sa structure minimale. Pas besoin d’un immense tablier comme aux échecs ou au backgammon. Un simple plateau de 33, 37 ou même 15 cases suffit. Compact, léger, facile à ranger et à transporter : le solitaire est ainsi devenu le compagnon idéal des voyages en train, bateau ou avion. Dès le début du 20e, on joue au solitaire sur les paquebots transatlantiques, dans les tranchées ou les salles d’attente.
Sa nature solitaire en fait également un passe-temps de choix pour les moments d’ennui ou de solitude. À l’usine, au bureau ou à la maison, le solitaire permet de tromper l’attente sans nécessiter d’adversaire. Une accessibilité universelle qui explique sa domination actuelle, du téléphone portable à l’ordinateur en passant par toutes les surfaces planes imaginables !
Règles et plateaux du solitaire
Maintenant que nous avons retracé l’histoire mouvementée du solitaire, attardons-nous sur les règles précises de ce jeu aux multiples facettes. Car souvent méconnues, ces subtilités réglementaires font toute la saveur des parties.
1. But du jeu
Le but du solitaire est de réduire un ensemble de pions posés sur un plateau, jusqu’à n’en conserver qu’un seul. Ce dernier pion doit idéalement se retrouver sur la case libre au début de la partie. Pour ce faire, le joueur déplace les pions en sautant par dessus comme aux dames afin de capturer le pion adverse. Ce mécanisme de prise est au cœur du gameplay.
2. Types de plateaux
On distingue trois formes de plateaux principales :
- Le plateau anglais en croix grecque, le plus répandu, avec 33 trous.
- Le plateau européen de forme circulaire, comptant 37 trous.
- Le plateau triangulaire, plus rare, limité à 15 trous.
Le nombre et la disposition des cases influent grandement sur la difficulté. Moins il y a de cases, plus il est ardu de créer des possibilités de saut. À l’inverse, un grand plateau facilite les prises tout en compliquant l’objectif final.
3. Situations de départ
Classiquement, on commence la partie avec un seul trou et tous les autres pions posés sur le plateau. Ce trou de départ se situe généralement au centre, mais peut se trouver à n’importe quel endroit. Où que se trouve ce point de départ, le but est de terminer la partie avec un unique pion placé dessus.
Il existe des variantes où tous les pions ne sont pas posés initialement. On parle alors de figures à reproduire. Mais dans les règles de base, tous les emplacements doivent être occupés, sauf un.
4. Contraintes de déplacement
Pour capturer un pion adverse, un pion doit sauter par dessus, en ligne droite, horizontalement ou verticalement. Diagonales et déplacements sans prise sont interdits. Un pion ne peut sauter qu’au-delà d’un seul pion à la fois. Et on ne peut déplacer qu’un pion à la fois.
Au cours de son saut, le pion se pose alors sur la case vide située juste après le pion adverse. Ce dernier est alors retiré du plateau. On libère ainsi des cases vides permettant de nouvelles prises en chaîne. La partie se termine lorsqu’il ne reste plus assez de pions sur le tablier pour permettre de nouveaux sauts.
Stratégie et casse-tête insoluble
Sous ses airs enfantins, le solitaire recèle de redoutables difficultés, capables de mettre au défi les plus fin stratèges. Voici quelques conseils pour progresser à ce jeu, ainsi qu’une démonstration mathématique de sa complexité insoupçonnée.
1. Conseils pour bien débuter
Quelques principes de base à garder à l’esprit face à un solitaire :
- Privilégier les prises aux simples déplacements
- Sauter d’abord les pions des zones les plus concentrées
- Éviter de vider une zone avant de passer à la suivante
- Partir des bords vers le centre en fin de partie
Rien ne remplace la pratique pour développer son intuition face aux multiples configurations possible. Soyez donc patient et gardez courage face aux parties insolubles !
2. La preuve d’insolubilité du solitaire européen
Certains scientifiques comme le mathématicien Hans Zantema ont démontré qu’il était rigoureusement impossible de gagner une partie de solitaire européen commencée avec un trou central. Même un ordinateur ne pourrait y parvenir !
En numérotant chaque case du plateau européen de A à C en alternance sur les diagonales, Zantema établit que :
- Avec un trou au centre, il y a au départ 12 cases A, 12 cases B et 12 cases C occupées
- Après chaque coup, le nombre de cases A, B ou C occupées ne peut varier que de 1
- Donc après un nombre pair de coups, ce nombre est forcément pair sur les cases A, B et C
- Or, pour finir avec 1 pion, il faudrait un nombre impair de cases A, B et C occupées
Puisqu’il est impossible d’arriver à ce résultat final en un nombre impair de 35 coups, on ne pourra jamais gagner une partie commencée avec un trou central sur un plateau européen. Le meilleur score possible est de finir avec 2 pions… Echec et math !
Le solitaire au 21e siècle
Prodigieux destin que celui du solitaire : d’engouement éphémère à la fin du 17e, à confirmation savante au 19e puis consécration planétaire au 20e. Porté par l’universalité de ses règles et la profondeur insoupçonnée de ses stratégies, ce jeu de l’esprit est devenu un classique indémodable.
Alors que s’annonce un 21e siècle connecté, le solitaire a déjà conquis nos téléphones et ordinateurs. Désormais emporté partout à la vitesse d’un clic, il continue de fasciner des millions de joueurs à travers le monde.