
Rarement un film n’aura illustré avec autant de violence le gouffre qui peut séparer les attentes liées à une franchise vidéoludique et le résultat d’une adaptation cinématographique destinée à Hollywood. Borderlands, projet à gros budget sous l’égide de Lionsgate, s’est transformé en un véritable désastre industriel, marquant d’un éclat noir l’année 2024 dans le paysage cinématographique américain. Avec un budget annoncé de 115 millions de dollars, moitié en production, moitié en marketing, le blockbuster n’a rapporté qu’environ 33 millions de recettes mondiales — un score offensant pour un long-métrage destiné à s’inscrire dans la lignée des succès spectaculaires de la décennie.
Ce revers n’a pas seulement entaché la réputation du studio, déjà fragilisé par une série d’échecs consécutifs incluant Mother Land, The Killer’s Game ou encore Le Ministère de la sale guerre. Il a aussi mis en lumière la fragilité des processus de production hollywoodiens en période post-pandémique, ainsi que les défis inhérents à l’adaptation de séries vidéoludiques, souvent perçues comme un terrain miné.
Le poids de ce fiasco s’étend donc au-delà de la simple déception commerciale : il pose la question des méthodes de production dans un contexte marqué par des restrictions sanitaires. À travers ce cas, il est possible de discerner le fragile équilibre entre ambition artistique, contraintes logistiques et exigences du public.
À ce titre, l’univers de Mad Max peut servir de contre-exemple pertinent. S’ils partagent parfois un fond post-apocalyptique, les films autour de Max réussissent à conjuguer rigueur narrative et esthétique pointue malgré le poids de la série et son ancrage culturel fort. De ce contraste, on comprend mieux les erreurs commises sur Borderlands.
Si l’échec de Borderlands s’inscrit dans une série d’échecs récents, un élément clé revient régulièrement dans les débrayages internes et les témoignages du réalisateur Eli Roth : la pandémie de COVID-19. Tourné en 2021, au cœur d’une crise sanitaire mondiale encore intense, le film a souffert de contraintes exceptionnelles qui ont paralysé une partie de la production et brisé la fluidité indispensable à un projet aussi ambitieux.
Dans les coulisses, la rigueur habituelle du planning a été mise à mal par des fermetures répétées de plateaux, des absences et des quarantaines, ainsi qu’une impossibilité de réunir les équipes au même endroit. Eli Roth, dans un podcast révélateur début 2025, déclarait quant à cette période :
« Faire un film d’une telle envergure sur Zoom, alors que la préparation habituelle repose sur des échanges en présentiel, c’était un défi insurmontable. La coordination des cascades, les répétitions, les prévisualisations ont toutes dû être réinventées… souvent sans marge de manœuvre. »
La pandémie a transformé un tournage déjà ambitieux en un exercice d’équilibre instable. Les conséquences pratiques sont multiples :
Il est frappant de constater que ces défis, qu’on croyait réservés à des tournages intimistes ou limités, se sont retrouvés amplifiés dans un projet dont le sens même repose sur l’immersion dans un univers visuel particulièrement fouillé et dynamique. Cette situation explique en partie pourquoi l’impact final, aussi critiqué soit-il, semble aussi éloigné du matériau d’origine qui a séduit des millions de joueurs.
Cela éclaire également plus globalement la manière dont Hollywood doit repenser ses modèles de production, notamment pour les adaptations complexes comme celle de la saga Mad Max, qui, elle, a su contourner ces obstacles avec créativité.
Il est rare qu’un réalisateur se dissocie de manière aussi frontale d’un projet portant sa signature. Pourtant, Eli Roth n’a pas hésité à exprimer son désengagement, voire son désenchantement, concernant ce tournage contrarié et son déroulement chaotique. Ce positionnement, inhabituel à Hollywood, soulève une série de questions quant à la gestion du film en coulisses.
Roth, célèbre pour ses incursions dans le cinéma d’horreur indépendant et reconnu pour des films tels que Hostel ou Thanksgiving, a vu son style et son approche contrariés par une organisation dont il déplore le manque de rigueur et la nature fragmentée. Au cœur de ses dénonciations figurent :
Cette expérience a conduit Roth à un sentiment amer, confiant dans le podcast The Town qu’il a parfois ignoré le résultat final de son film. À ses yeux, il a vécu un calvaire où la production semblait lui dire implicitement : « Tu as pris l’argent, alors tu encaisse. » Une posture qui révèle un déséquilibre criant entre la signature artistique et le contrôle d’un projet industriel dans un système à bout de souffle.
Dans ce contexte, les relations tendues entre réalisateur et studio prennent un relief particulier. Si Roth envisage de retravailler avec Lionsgate, il souligne avec insistance qu’il ne le ferait plus dans un tel climat de tension et d’éclatement des processus. Cette situation invite à réfléchir sur ce que signifie réellement être le porteur d’un film à gros budget dans l’industrie actuelle.
La fracture entre le réalisateur et la production n’est pas qu’une anecdote interne. Elle a des répercussions significatives sur la perception et la réception critique du film Borderlands. L’absence d’une ligne directrice claire et unifiée se ressent à l’écran, où le projet paraît à la fois déconnecté et inabouti.
De la désynchronisation naît une confusion des tons, oscillant maladroitement entre le spectaculaire attendu d’une adaptation de jeu vidéo et la nécessité d’un public grand public imposant une classification PG-13. La rigidité du cadre imposé par le studio a, selon plusieurs voix, étouffé la véritable nature du matériau d’origine :
Ces choix ont été fatals, tant auprès du public — souvent difficilement séduit par les films tirés de jeux vidéo — qu’aux yeux des critique. Borderlands s’est ainsi profondément éloigné des attentes des fans, mais aussi, paradoxalement, des spectateurs traditionnels, qui ont déploré une esthétique intermittente et un récit bancal.
En comparaison directe avec d’autres adaptations post-apocalyptiques réussies où un univers cohérent sublime un propos simple, Borderlands reste un exemple d’échec industriel et artistique.
Dans ce marasme de production, il est légitime de s’interroger sur la place et le ressenti des acteurs, dans un environnement marqué par des changements permanents et une réalisation morcelée. Cate Blanchett, tête d’affiche du film, a-t-elle eu le loisir de visionner la version finale ? L’incertitude plane, mais ce type de situation n’est pas inédit.
Les acteurs engagés dans de tels projets peuvent se retrouver prisonniers d’un montage impitoyable, d’un reformatage du récit hors de leur contrôle et parfois coupés des phases clefs, comme les reshoots. Ceci influence inévitablement :
Ce contexte met en lumière une autre facette du fiasco : l’investissement émotionnel et professionnel dans un projet hollywoodien, parfois balayé par des forces qui dépassent largement la sphère artistique. Une dynamique que ni les talents, ni les spectateurs ne maîtrisent pleinement.
L’adaptation des jeux vidéo à l’écran a longtemps été le terrain de tous les déboires. Souvent taxée de déconnexion entre le public et la forme narrative, cette filière reste en recherche constante d’un équilibre que peu réussissent à trouver. Borderlands illustre à sa manière les difficultés récurrentes :
À l’opposé, certains projets ambitieux avortés témoignent de la difficulté à croiser vision artistique et viabilité économique dans ce domaine. Borderlands, par ses errances, rappelle que le chemin vers une adaptation réussie est toujours semé d’embûches.
Dans le secteur du cinéma, chaque production porte les stigmates de son échec ou de son succès jusque dans les stratégies stratégiques des studios. Pour Lionsgate, déjà à la peine avec plusieurs titres de 2024, Borderlands marque un point d’inflexion inquiétant. Au-delà des pertes économiques immédiates, le studio doit composer avec :
Cette situation est symptomatique d’une industrie où chaque faux-pas se paie cher et où la course au blockbuster ne laisse que peu de place à l’erreur. Borderlands devient un cas d’école pour les futures productions qui devront mieux intégrer des modèles de travail adaptés en contexte post-COVID.
Enfin, ce sont les leçons profondes que cet échec impose qui retiennent l’attention des experts et observateurs. Plusieurs enseignements récurrents émergent des confidences d’Eli Roth et des analyses au fil des mois :
Ainsi, tout en restant prudent sur le futur des adaptations de jeux vidéo — domaine historiquement sinueux — Borderlands ouvre une voie d’introspection nécessaire pour Hollywood. La quête d’un équilibre entre technologie, vision et contrainte économique sera sans doute l’enjeu principal des prochaines années, comme sait le rappeler la trajectoire passée du cinéma post-apocalyptique réussi.