Dans les grandes sagas, le vrai suspense ne tient pas seulement à la prochaine bataille, mais à une question plus sourde : qui portera le récit quand les figures fondatrices commencent à s’effacer derrière ce qu’elles ont transmis ? Avec Avatar : Fire and Ash, on sent que James Cameron prépare précisément cette bascule. Le slogan implicite n’est plus seulement l’endurance (“ne jamais renoncer”), mais la capacité d’une famille à se réinventer quand le monde, lui, se dérobe sous ses pieds.
Ce qui frappe, en écoutant les jeunes interprètes évoquer la suite, c’est moins une liste de “souhaits” que la conscience d’un passage de relais. Le cinéma de Cameron a toujours été narratif, concret, physique. Mais ici, la matière dramatique devient aussi générationnelle : un récit de filiation, de contradictions, de maturations, où le spectaculaire n’écrase pas l’intime — il l’expose.
La singularité d’Avatar tient à ce paradoxe : une superproduction pensée comme un feuilleton au long cours, mais filmée avec une ambition de peinture en mouvement. Cameron n’a jamais été un cinéaste de la suggestion pure ; il raconte en avançant, en construisant, en ajoutant des couches, comme on bâtit une architecture. D’où cette impression, parfois, que chaque film est à la fois un chapitre autonome et une promesse adressée au chapitre suivant.
Le studio parle d’avenir, le public attend des repères, et l’industrie, elle, scrute les dates. Mais du point de vue du récit, le nerf se situe ailleurs : la saga est en train de quitter une romantique évidence (Jake et Neytiri au centre) pour explorer une polyphonie familiale. Ce mouvement, s’il se confirme, pourrait être le vrai “nouveau sens” du fameux “ne jamais abandonner” : ne pas s’accrocher au même héros.
Les témoignages des jeunes acteurs dessinent une direction cohérente avec ce que Cameron sait faire de mieux : transformer des trajectoires psychologiques en actions lisibles. Si les épisodes à venir assument un saut temporel, ce ne sera pas qu’un artifice scénaristique. Un time-jump, au cinéma, est un geste de mise en scène : il recompose les rapports de force, change les corps, déplace la manière dont la caméra “croit” en ses personnages.
La question devient alors passionnante : comment filmer des adolescents ou de jeunes adultes dans un univers qui, jusqu’ici, a beaucoup travaillé l’initiation par l’épreuve ? La maturation ne se raconte pas uniquement avec des dialogues “plus graves”. Elle se joue dans le rythme, dans la manière de cadrer, dans le partage du point de vue, dans la façon dont un montage laisse exister l’hésitation ou, au contraire, cherche l’efficacité.
Ce que laisse entendre Bailey Bass autour de Tsireya est, à mes yeux, l’une des pistes les plus fines : la transformation d’un personnage “lié” à son milieu en une figure qui s’en extrait, non par rejet spectaculaire, mais par affirmation de soi. L’idée de la “brattiness” — ce moment où l’adolescence devient rugueuse — peut être cinématographiquement fertile si elle est traitée comme une dissidence intérieure plutôt que comme un simple caprice narratif.
À l’écran, cela engage une écriture des gestes : une posture qui se raidit, un regard qui soutient plus longtemps, une ligne de déplacement qui n’épouse plus celle du groupe. C’est là que Cameron peut surprendre : en faisant de la défiance un mouvement physique autant qu’un motif dramaturgique. Et si Tsireya est attachée à Lo’ak, l’intérêt n’est pas de “romancer” mécaniquement, mais de fabriquer une histoire où l’attachement devient un miroir : on aime aussi pour comprendre qui l’on est en train de devenir.
Jack Champion parle d’un futur “avec du grain”, et c’est une formulation qui dit quelque chose d’essentiel. Spider est pris dans une configuration dramatiquement explosive : entre deux pères symboliques, entre deux loyautés, entre deux mondes. Or ces personnages-ponts sont souvent ceux qui blanchissent le récit, parce qu’ils servent de charnière plutôt que d’axe. La promesse, ici, serait de faire l’inverse : donner à Spider une trajectoire qui ne consiste pas seulement à “choisir un camp”, mais à inventer une troisième voie.
Le cinéma de Cameron, quand il s’approche de la dualité morale, préfère généralement l’épreuve à l’abstraction. Si la suite lui offre un destin “rugueux”, je voudrais y voir une mise à distance de la pure fonction narrative (l’enfant de l’entre-deux) au profit d’un personnage réellement imprévisible. Le saut temporel serait alors l’occasion idéale : permettre au corps de Spider de porter l’histoire, de laisser apparaître des contradictions, des décisions discutables, bref, la texture du vivant.
Trinity Bliss évoque la possibilité de jouer une Tuk plus âgée, et c’est peut-être le fantasme le plus “cinéma” des trois : voir une figure longtemps traitée comme vulnérable devenir une énergie narrative. Le recours répétitif à l’enlèvement, dans les récits d’aventure, a toujours un double visage : il crée du suspense immédiat, mais il risque aussi d’étioler la perception qu’on a d’un personnage, réduit à être un enjeu plutôt qu’un moteur.
Si les prochains épisodes tiennent leur promesse, Tuk pourrait devenir l’endroit où Cameron travaille quelque chose qu’il maîtrise rarement de front : la bascule de l’innocence vers une combativité structurée. Pas une violence décorative, mais une capacité à agir, à protéger, à décider. Et ce qui serait passionnant, c’est que cette combativité cohabite avec la compassion dont parle l’actrice : un mélange qui, au cinéma, donne de très beaux personnages, parce qu’il interdit la caricature du “guerrier” ou du “sensible”.
Pris ensemble, ces désirs dessinent une attente commune : que la saga cesse d’être strictement verticale (les parents décident, les enfants subissent) pour devenir plus horizontale, plus chorale, plus risquée. Et c’est là que l’enjeu dépasse le casting : un récit choral oblige à redistribuer la lumière, à accepter des scènes qui ne “servent” pas immédiatement l’intrigue, mais qui posent des caractères, des tensions, des silences.
À ce titre, les épisodes 4 et 5 seront jugés, je crois, sur leur capacité à ne pas seulement “étendre le monde”, mais à complexifier le foyer. En d’autres termes : moins de promesses d’univers, davantage de promesses de points de vue.
On vit une période où les franchises cherchent souvent à se renouveler en important des recettes de séries : arcs multiples, personnages en constellation, cliffhangers. Mais Cameron part d’un autre endroit : il tourne des films pensés pour l’écran, pour le relief, pour la sensation du temps. La question n’est donc pas “Avatar doit-il devenir une série ?”, mais “comment un film peut-il absorber le meilleur du feuilleton sans perdre sa densité de cinéma ?”.
Sur ce point, je trouve intéressant de voir comment, ailleurs, les univers étendus se racontent par anticipation et par annonces, comme on le lit dans les informations autour de House of the Dragon saison 3 ou les projections autour de Black Doves saison 2. Ce n’est pas le même médium, pas le même tempo, mais la même question de fond : comment maintenir un désir narratif sur la durée sans se répéter ? Cameron a une réponse possible : non pas multiplier les intrigues, mais approfondir la perception, changer l’angle, faire croître les personnages au même rythme que le monde.
Un time-jump a toujours quelque chose de cruel : il supprime des étapes, laisse des émotions hors champ, impose au spectateur d’accepter un nouvel équilibre. C’est un risque, d’autant plus dans une saga où l’attachement aux personnages repose précisément sur leur présence continue, sur la manière dont le film installe un lien par l’immersion.
Mais c’est aussi une chance rare : la possibilité d’éviter la redite des mêmes périls, des mêmes captures, des mêmes courses-poursuites réagencées. En avançant dans le temps, Cameron peut déplacer la dramaturgie vers des zones moins confortables : les conséquences, les rancunes longues, les reconciliations incomplètes. Là, le spectaculaire devient presque secondaire : il accompagne des décisions, il paie le prix d’un choix, il matérialise une fracture.
Si le cœur de la saga était jusqu’ici l’alliance et la survie, j’attends des prochains films une exploration plus franche de la famille comme terrain moral : l’endroit où l’on apprend à désobéir, à protéger, à trahir parfois, à se tromper souvent. Les souhaits exprimés par Bass, Champion et Bliss convergent vers cette idée : leurs personnages ne veulent plus seulement être au milieu des événements, ils veulent en être la cause.
Et c’est là que l’univers d’Avatar peut gagner en résonance : non en cherchant à “faire adulte” artificiellement, mais en acceptant que grandir, au cinéma, c’est devenir un problème dramatique pour ceux qu’on aime. Tsireya qui s’affirme, Spider qui se durcit, Tuk qui se révèle : trois manières d’annoncer que l’avenir d’Avatar ne se jouera pas uniquement sur de nouveaux territoires, mais sur de nouvelles responsabilités.
Un détail, souvent relégué au décor “merveilleux”, pourrait pourtant devenir structurel : la place des tulkun, non comme symbole attendrissant, mais comme pivot de la mythologie et du politique. Si l’on suit certaines hypothèses et lectures, ils pourraient offrir une charnière narrative pour les épisodes suivants, à la croisée du sacré, de la mémoire et du conflit. Pour creuser cette piste sans réduire l’enjeu à un simple “lore”, on peut lire l’angle développé ici : les tulkun comme clé possible pour Avatar 4 et 5.
Ce qui m’intéresse, c’est l’opportunité de faire du merveilleux un opérateur dramatique. Cameron sait filmer la faune et la flore comme des présences, mais l’étape supérieure serait d’en faire des forces narratives, capables de modifier les alliances, d’obliger les personnages à renégocier leur place dans un monde qui ne leur appartient pas totalement.
Le moment est curieux : d’un côté des univers qui se densifient, de l’autre des publics qui deviennent plus sensibles aux logiques de répétition. On le voit aussi bien dans les débats autour de fins jugées plus ou moins satisfaisantes, comme le suggère cette analyse sur la réception d’une conclusion comparée entre Welcome to Derry et Ça : Chapitre 2, que dans l’excitation-craintive des annonces de casting côté super-héros, à l’image de l’arrivée de Lars Eidinger en Brainiac. Derrière ces discussions, il y a une interrogation commune : comment surprendre sans trahir ?
Avatar, paradoxalement, a un avantage : sa “marque” repose moins sur la citation et le clin d’œil que sur une expérience de cinéma. Si les épisodes 4 et 5 doivent surprendre, ce ne sera pas en changeant de ton comme on change de costume, mais en déplaçant l’axe dramatique. Et le casting, dans ses souhaits, demande exactement cela : être autorisé à devenir autre.
J’attends des prochains films qu’ils prennent au sérieux une idée simple : dans une saga familiale, grandir n’est pas un bonus psychologique, c’est un bouleversement de mise en scène. Si Cameron accepte de filmer la jeunesse non comme “l’avenir” abstrait, mais comme une puissance qui contredit, heurte et réorganise le monde des adultes, alors Avatar 4 et Avatar 5 pourraient devenir les chapitres les plus humains de la série — ceux où le spectaculaire, au lieu d’imposer la voie, souligne le prix des choix.