
Quatorze ans. C’est le temps qui sépare Sherlock Holmes : Jeu d’ombres, sorti triomphalement en 2011, de ce fantomatique troisième opus qui hante les couloirs des studios Warner Bros. Un délai stupéfiant pour une franchise ayant rapporté plus d’un milliard de dollars au box-office mondial. Pourtant, Sherlock Holmes 3 reste coincé dans les limbes du développement, prisonnier d’un mystère que le détective lui-même peine à résoudre. Entre promesses non tenues, scénarios avortés et changements de réalisateurs, ce projet incarne l’un des paradoxes les plus fascinants du cinéma contemporain : comment une poule aux œufs d’or peut-elle rester au poulailler pendant plus d’une décennie ? La réponse révèle les rouages parfois absurdes d’une industrie où le succès commercial ne garantit plus rien.

Rembobinons jusqu’en 2009. Guy Ritchie transforme le vénérable détective victorien en machine d’action steampunk, dopé à l’adrénaline et à l’humour british. Robert Downey Jr., fraîchement sorti de sa résurrection professionnelle grâce à Iron Man, déploie un charisme magnétique face à un Jude Law parfait en faire-valoir musclé. Le film décolle. Il engrange 524 millions de dollars dans le monde, devenant l’un des plus gros succès de l’année. La France à elle seule dépense 18,5 millions de dollars pour voir ce Holmes réinventé, tandis que le Royaume-Uni débourse près de 40 millions de dollars.
Deux ans plus tard, Jeu d’ombres confirme la formule magique. Le duel entre Holmes et Moriarty, joué avec une délectation machiavélique par Jared Harris, captive les salles obscures. Le film récolte 545 millions de dollars supplémentaires. Un carton qui transforme la franchise en valeur sûre pour Warner Bros. À Hollywood, ce genre de résultats déclenche normalement une réaction pavlovienne : produire une suite. Vite. Très vite.
| Film | Année de sortie | Box-office mondial | Budget |
|---|---|---|---|
| Sherlock Holmes | 2009 | 524 millions $ | 90 millions $ |
| Sherlock Holmes : Jeu d’ombres | 2011 | 545 millions $ | 125 millions $ |
| Sherlock Holmes 3 | ??? (2026 minimum) | À venir | Non communiqué |
Dès 2011, Warner Bros. annonce un troisième volet. Les fans se frottent les mains. Downey Jr. et Law confirment leur retour. Guy Ritchie est partant. Tout semble aligné. Puis… rien. Le silence radio s’installe. Les années défilent. 2013, 2014, 2015 : toujours aucune caméra qui tourne. Le producteur Joel Silver multiplie les déclarations rassurantes dans la presse. Il parle d’un tournage “pour bientôt”, d’un scénario “qu’ils adorent”, d’une disponibilité des acteurs. En 2016, il affirme même que le tournage débutera à l’automne. Mensonge. Rien ne se passe.
Ce ballet de promesses creuses devient une habitude. En 2018, nouvelle annonce : le film se fera “dans un an”. Nouvelle déception. Le projet semble maudit, victime d’un sortilège hollywoodien que même Sherlock ne peut briser. Les scénaristes se succèdent. Drew Pearce rejoint le navire, puis Chris Brancato prend le relais. Chacun apporte sa vision, mais aucune ne convainc suffisamment pour déclencher la phase de production.
L’année 2019 marque un tournant. Guy Ritchie, le père artistique de la franchise, jette l’éponge. Il ne réalisera pas le troisième volet. À sa place arrive Dexter Fletcher, l’homme qui a sauvé Bohemian Rhapsody après l’éviction de Bryan Singer et qui vient de triompher avec Rocketman, le biopic flamboyant d’Elton John. Warner Bros. annonce une date de sortie : le 22 décembre 2021. Enfin, du concret. Les fans respirent. L’espoir renaît.
Sauf que la COVID-19 débarque en 2020. Le tournage, qui devait débuter cette année-là, est pulvérisé. L’industrie cinématographique mondiale se fige. Les plateaux ferment. Les calendriers explosent. Et Sherlock Holmes 3 retourne dans les tiroirs, victime collatérale d’une pandémie qui chamboule toutes les certitudes.

En février 2023, Guy Ritchie lâche une information capitale lors d’une interview. Il explique que l’avenir du projet repose désormais entièrement sur les épaules de Robert Downey Jr. “C’est lui qui dirige tout”, déclare-t-il. Traduction : Downey a obtenu un droit de veto artistique absolu. Rien ne se fera sans son feu vert. Aucun scénario, aucun réalisateur, aucune direction créative ne peut avancer sans son approbation.
Cette dynamique change radicalement la donne. Downey n’est plus simplement l’acteur principal. Il est devenu le gardien du projet. Perfectionniste, exigeant, il refuse visiblement de s’engager dans un film qui ne serait pas à la hauteur des deux premiers opus. Une noble intention, certes. Mais qui transforme le développement en parcours du combattant. Chaque script proposé doit passer le filtre implacable d’une star qui a joué Iron Man pendant une décennie et qui connaît intimement les mécanismes des franchises à succès.
L’autre problème porte un nom : agenda. Downey Jr., après avoir quitté l’univers Marvel en 2019, n’a pas chômé. Il a enchaîné plusieurs projets, revenant même dans le MCU pour incarner le Docteur Doom. Un revirement spectaculaire qui monopolise son temps. Jude Law, lui aussi, jongle entre plusieurs productions. Il a notamment rejoint l’univers des Animaux Fantastiques dans le rôle d’Albus Dumbledore, avant de se lancer dans la série Star Wars : Skeleton Crew pour Disney+.
Résultat : synchroniser les emplois du temps de ces deux locomotives hollywoodiennes relève de l’exploit logistique. Un casse-tête qui ralentit davantage un projet déjà englué dans ses propres hésitations créatives.
Quelques fuites ont filtré sur l’orientation narrative envisagée. Le film pourrait quitter l’Europe victorienne pour s’aventurer aux États-Unis. Holmes et Watson débarqueraient sur le sol américain, confrontés à de nouveaux antagonistes. On parle d’un sénateur corrompu, d’un jeune marshal, d’une enquête qui mêlerait corruption politique et criminalité organisée. Un changement de décor radical qui pourrait justifier l’attente démesurée.
Mais cette piste reste floue. Aucune confirmation officielle n’a été apportée. Le scénario continue d’évoluer, de muter, de se transformer au gré des réécritures. Un processus qui alimente les frustrations des fans, condamnés à guetter le moindre signe de vie du projet.
Pendant que Sherlock Holmes 3 stagne, Guy Ritchie ne reste pas inactif. Il développe Young Sherlock, une série commandée par Prime Video qui explore la jeunesse du détective. Colin Firth et Hero Fiennes Tiffin sont au casting de ce spin-off ambitieux qui raconte les débuts d’un Sherlock de 19 ans, empêtré dans une enquête criminelle à Oxford. Le projet avance rapidement, avec des dates de tournage fixées et une dynamique de production fluide.
Ce contraste est saisissant. Ritchie parvient à concrétiser une vision autour du même personnage en série, tandis que le film semble paralysé. Cette série pourrait raviver l’intérêt pour l’univers holmésien version Ritchie. Ou, au contraire, cannibaliser l’attention du public, rendant la sortie d’un troisième film moins urgente aux yeux du studio.

En janvier 2024, Susan Downey, productrice et épouse de Robert Downey Jr., a accordé une interview à ScreenRant. Elle y confirme que le projet est “toujours bien vivant”. Mais elle reconnaît aussi qu’il manque encore un scénario définitif. “Des choses sont en préparation”, assure-t-elle, sans donner de détails concrets. Une déclaration qui sonne comme un mantra désormais familier : patience, ça vient, bientôt.
Les observateurs les plus optimistes tablent sur une sortie en 2026. À condition que le tournage démarre dans les prochains mois. Une hypothèse fragile. Car sans script validé, sans calendrier de production annoncé, sans date officielle communiquée par Warner Bros., tout reste possible. Y compris l’abandon pur et simple du projet.
Hollywood regorge de films qui n’ont jamais vu le jour malgré des annonces fracassantes. Des projets coincés pendant des années, voire des décennies, avant d’être silencieusement enterrés. Sherlock Holmes 3 pourrait rejoindre cette liste maudite. Une franchise valorisée à plus d’un milliard de dollars, deux films plébiscités par le public, un casting de rêve… et pourtant, rien ne sort. Le paradoxe est cruel.
Certains analystes évoquent un phénomène de perfectionnisme toxique. L’obsession de trouver le scénario parfait, l’intrigue idéale, le méchant ultime, peut devenir un poison. À force de vouloir surpasser les attentes, on finit par ne rien produire du tout. Le mieux devient l’ennemi du bien. Et le public, lassé, finit par passer à autre chose.
Quatorze ans après Jeu d’ombres, l’enthousiasme initial s’est érodé. Les spectateurs qui se précipitaient en salles en 2011 ont vieilli. Leurs goûts ont évolué. Le paysage cinématographique s’est transformé. Les super-héros ont envahi les écrans. Les plateformes de streaming ont rebattu les cartes. Netflix, Disney+, Prime Video proposent des contenus en flux continu. Dans ce contexte, un troisième film sorti quinze ans après le précédent peut-il encore rencontrer son public ?
La question est légitime. Downey Jr. a 60 ans. Jude Law en a 52. Leur alchimie à l’écran reste-t-elle intacte ? Leur énergie physique pour les scènes d’action est-elle toujours au rendez-vous ? Le temps qui passe devient un facteur critique. Chaque année supplémentaire ajoute une couche de doute, une incertitude supplémentaire.
Pourtant, les deux premiers films continuent de fasciner. Ils tournent régulièrement sur les plateformes de streaming, attirant de nouveaux spectateurs. En août 2024, le premier Sherlock Holmes a même connu un regain de popularité sur Max, se classant parmi les contenus les plus visionnés. Preuve que l’appétit pour cet univers existe encore. La demande est là. C’est l’offre qui refuse obstinément de se manifester.
Alors, Sherlock Holmes 3 verra-t-il vraiment le jour ? La réponse honnête est : personne ne sait. Pas même les producteurs, probablement. Le film vit dans un état quantique bizarre, à la fois en développement et en sommeil, promis et repoussé, espéré et redouté. Il est devenu une légende urbaine hollywoodienne, un projet dont on parle plus qu’on ne le fait.
Ce qui est certain, c’est que Warner Bros. ne l’a pas officiellement annulé. Le studio continue de laisser la porte ouverte, conscient du potentiel commercial. Mais cette indécision chronique alimente les frustrations. Les fans veulent des réponses. Ils veulent savoir si l’attente en vaut la peine, ou s’il est temps de faire leur deuil.
Pour l’instant, Sherlock Holmes 3 reste une énigme non résolue. Le plus grand mystère que le détective n’a jamais eu à affronter : celui de sa propre existence cinématographique. Une enquête qui dure depuis quatorze ans, et dont le dénouement semble toujours s’éloigner un peu plus. Comme si le brouillard londonien avait envahi les bureaux de production, rendant toute visibilité impossible.
Peut-être qu’un jour, les caméras tourneront. Peut-être que Downey Jr. trouvera enfin le scénario qui l’emballe. Peut-être que Dexter Fletcher dirigera ce troisième opus tant attendu. Ou peut-être que ce film restera à jamais un fantôme, une promesse non tenue, un chapitre jamais écrit de l’histoire du cinéma. Pour l’instant, l’attente continue. Interminable. Épuisante. Fascinante.