
Il y a des préquelles qui élargissent un univers, et d’autres qui révèlent, presque malgré elles, une évidence : certaines histoires n’ont jamais trouvé leur vraie forme à l’écran. Welcome To Derry appartient à cette seconde catégorie. En remontant les veines souterraines d’un mal ancien, la série a surtout rappelé qu’au cœur du “King-verse”, un personnage et un mythe attendent toujours une adaptation télévisée capable d’en épouser la durée, les nuances et les angles morts : The Shining, ou plutôt une relecture sérieuse de son territoire — Dick Hallorann en éclaireur.
La réussite la plus intéressante de Welcome To Derry n’est pas tant d’avoir “expliqué” Pennywise que d’avoir tenté une opération délicate : transformer des fragments de mémoire (les flashbacks épars du roman It) en récit continu, avec une cohérence thématique et un sens du contrechamp. La série n’est pas exempte de limites. Certains ressorts dramatiques paraissent trop commodes, et l’architecture mythologique — ces éléments qui “verrouillent” le mal dans la ville — peut donner l’impression d’un mécanisme scénaristique un peu visible. Mais l’ensemble prouve une chose essentielle : quand on donne à King du temps et des visages, son horreur cesse d’être un simple dispositif et redevient une sociologie, une mémoire collective, une circulation du trauma.
Et c’est précisément dans cette perspective que l’un des choix les plus stimulants de la série s’impose : faire de Dick Hallorann un axe, presque un pont entre récits. Ce n’est plus seulement un cameo pour initiés, mais un personnage travaillé, inscrit dans une histoire, une lignée, des contradictions. Une manière de dire que le “don” chez King — cette intuition extra-sensorielle qu’on appelle parfois le Shining — n’est pas un gadget fantastique : c’est une sensibilité à la violence du monde, une capacité à entendre ce que les autres préfèrent taire.
On connaît Hallorann parce que le cinéma l’a figé dans une fonction : le mentor lumineux, le guide qui comprend l’enfant, la figure de chaleur humaine au milieu du froid. Entre le roman The Shining, le film de Kubrick, la mini-série des années 90 et les prolongements plus tardifs, la silhouette est célèbre, mais paradoxalement peu explorée. Or Welcome To Derry fait quelque chose de rare : elle redonne au personnage une densité de roman, en l’ancrant dans une trajectoire, des choix, une mémoire familiale, et même une histoire communautaire.
Ce qui frappe, c’est à quel point cette incarnation recentre Hallorann sur une idée très kingienne : être “doué” n’est pas un privilège, c’est une responsabilité et parfois une malédiction. La série insiste moins sur l’effet paranormal que sur son coût intime : ce que cela fait d’être traversé par les signaux du mal, de percevoir les blessures avant qu’elles ne soient visibles. Dans cette logique, une adaptation télévisée ne devrait pas “refaire Kubrick”, mais déployer ce que le cinéma, par définition, a souvent condensé.
Dans les derniers mouvements de la saison, un détail de dialogue suffit à ouvrir une porte. Hallorann évoque un départ vers un poste de cuisinier dans un hôtel, et glisse une question faussement légère — “Quelle quantité d’ennuis un hôtel peut-il bien causer ?” — qui fonctionne comme une amorce de destin. C’est du pur récit sériel : une phrase qui ne ferme rien, qui n’explique pas, mais qui met en place une attente, un futur hors-champ.
Le point décisif, à mes yeux, n’est pas de savoir si l’on doit rejoindre exactement l’Overlook tel qu’on le connaît. L’enjeu est ailleurs : utiliser Hallorann comme vecteur d’un “Shining” pensé en série, capable de naviguer entre lieux hantés, institutions, traces coloniales, violences domestiques, et héritages invisibles. Une série qui ferait du paranormal non pas un spectacle, mais un langage.
The Shining est un roman qui avance par contamination : l’hôtel n’est pas qu’un décor, c’est une mémoire accumulative. Or le format cinéma, même dans ses meilleures réussites, a tendance à privilégier l’icône (des images inoubliables, des séquences-chocs) au détriment des strates lentes : la dégradation du couple, la mécanique de l’isolement, la manière dont la violence se rationalise avant d’exploser.
Kubrick, lui, a choisi une voie d’une pureté formelle presque abstraite : cadrages calculés, géométrie du labyrinthe, rythme clinique, sentiment d’une folie déjà là. King, au contraire, écrit souvent la peur comme une usure, une bataille psychique, une guerre de nerfs où l’on comprend trop bien comment un homme se raconte ses propres mensonges. Une série a la capacité d’épouser cette lenteur, de rester au plus près des contradictions, de rendre le basculement à la fois intime et inexorable.
De ce point de vue, une adaptation télévisée “post-Welcome To Derry” serait moins un acte de nostalgie qu’une correction de perspective : retrouver l’émotion et l’épaisseur morale que le mythe a parfois écrasées sous la célébrité des images.
La bonne intuition de Welcome To Derry, c’est de traiter l’horreur comme une affaire de communauté autant que de monstre. Le mal ne surgit pas de nulle part : il exploite des failles déjà présentes, il amplifie des haines, il capte des opportunismes. Cette dimension, quand elle fonctionne, replace Stephen King dans une tradition américaine qui va au-delà du fantastique : le récit de petites villes comme théâtre de tensions sociales, de non-dits et de violences quotidiennes.
Une série The Shining menée par Hallorann pourrait prolonger cela de manière passionnante : l’hôtel comme institution, comme machine à effacer et à conserver, comme espace de service où circulent des hiérarchies, des secrets, des récits d’anciens clients. Hallorann, en cuisinier, n’est pas un “héros” classique : il est un homme qui voit depuis les coulisses, depuis les sous-sols, depuis les pièces où l’on nourrit les autres. C’est une position dramatique très forte, presque hitchcockienne : l’horreur observée depuis l’envers du décor.
Ce qui rend The Shining si durable, ce n’est pas seulement son histoire, c’est sa réflexion sur le regard : qui voit quoi, qui croit quoi, qui nie quoi. Un format sériel pourrait travailler cette idée de manière précise, épisode après épisode, en variant les points de vue, en jouant sur la perception, en laissant au spectateur l’espace de douter sans être perdu. L’angoisse naît souvent de cette hésitation : est-ce du surnaturel, une projection, un héritage, une spirale psychologique ? La série, lorsqu’elle est bien écrite et bien montée, est l’outil idéal pour installer cette ambiguïté sans la résoudre trop vite.
Le risque serait double. D’abord, vouloir rivaliser avec Kubrick sur son terrain : reproduire des plans, des motifs, des “moments” déjà gravés dans la culture populaire. Une adaptation intelligente ne doit pas se mesurer à un monument, elle doit changer d’angle. Ensuite, céder à la tentation contemporaine qui consiste à tout rendre “lore-compatible”, à tout cartographier, à tout expliquer. L’Overlook est puissant parce qu’il reste partiellement opaque. On peut le sentir, le deviner, l’entendre respirer entre deux portes, sans devoir en dresser l’organigramme.
Ce que Welcome To Derry a parfois frôlé (cette envie de verrouiller le mythe par des dispositifs très écrits) devrait servir de leçon : la mythologie gagne à rester un courant souterrain, pas un panneau explicatif. Une série The Shining réussie serait celle qui privilégie l’atmosphère, le rythme interne, le poids des silences, la progression du malaise — bref, une mise en scène de la durée et de la contamination.
L’idée la plus féconde, à mon sens, serait d’assumer une série “à côté” de The Shining autant qu’une série “sur” The Shining. Hallorann permet cela : il traverse les histoires, il relie les lieux, il porte le thème du don comme fardeau. Plutôt que de s’enfermer immédiatement dans l’Overlook, on pourrait raconter une trajectoire : comment on apprend à vivre avec le Shining, comment on protège les autres sans se dissoudre soi-même, comment on négocie avec ce que l’on perçoit.
Ce déplacement donnerait aussi une respiration esthétique : varier les décors, les climats, les textures. Passer d’une ville marquée par un mal cyclique à un hôtel qui absorbe les drames, c’est passer d’une horreur “sociale” à une horreur “architecturale”. Le cinéma sait faire l’architecture. La télévision, elle, peut montrer comment on y survit jour après jour.
Les fans d’épouvante ont souvent un réflexe de catalogue : quel monstre, quelle scène, quel frisson. Et c’est normal, c’est une partie du plaisir. Mais l’ambition de King se situe fréquemment ailleurs : dans la manière dont la peur organise les relations, réécrit les souvenirs, transforme l’amour en surveillance, la fatigue en rage. Si vous aimez explorer d’autres périodes et tonalités du genre, il y a des panoramas utiles à consulter, comme cette sélection des meilleurs films d’horreur, qui rappelle à quel point l’épouvante peut être un laboratoire de mise en scène autant qu’un simple registre d’effets.
Et si l’on replace l’enjeu dans une culture plus large du spectacle, on voit aussi ce qui différencie l’horreur kingienne d’autres franchises : elle ne fonctionne pas comme une escalade permanente, mais comme une infiltration. Ce contraste est visible quand on passe d’univers plus frontalement “action” — qu’on s’amuse, par exemple, à relire à travers un classement des films Transformers — à des récits où le rythme est un poison lent. Même chose si l’on compare avec une saga construite sur la chasse et le concept, telle que le classement des films Predator : là où Predator organise son cinéma autour d’une traque, King organise souvent le sien autour d’une habitation mentale.
Le plus intéressant, finalement, serait que la future série ne prenne pas l’horreur comme un label, mais comme une grammaire. Et dans cette grammaire, Hallorann est un personnage idéal : il écoute, il interprète, il doute, il agit sans fanfare. Une figure de cinéma qui devient, presque naturellement, une figure de télévision.
Si Welcome To Derry a réellement posé quelque chose, c’est une question de méthode : comment adapter King sans se contenter d’illustrer, comment faire d’un univers un tissu vivant plutôt qu’une vitrine. Une série centrée sur Hallorann pourrait être l’occasion rare de déplacer le centre de gravité : raconter non seulement un hôtel maudit, mais une vie passée à reconnaître le mal à temps, à distinguer la vision de l’obsession, à porter un don qui isole autant qu’il relie.
À ce stade, l’idée la plus excitante n’est peut-être pas de savoir si l’on reverra exactement l’Overlook, mais si l’on acceptera enfin que le Shining est un sujet en soi : un art de percevoir, une douleur héritée, une manière d’être au monde. Et si l’on veut prolonger le plaisir cinéphile entre deux épisodes, rien n’empêche d’aller voir ailleurs comment la narration sérielle et l’imaginaire populaire se réinventent, que ce soit via une sélection de meilleurs films Netflix ou, dans un registre apparemment éloigné mais révélateur d’une époque, en parcourant le top des dessins animés des années 2000, où l’on retrouve souvent la même obsession : comment représenter la peur, la perte et la transmission, sans les réduire à un simple événement.