
Il existe des comédies animées qui cherchent l’angle, la punchline, le clin d’œil méta. Et puis il y a celles qui font quelque chose de plus risqué : elles installent un monde, un ton, une morale, et demandent au spectateur de s’y abandonner, même si la première impression vous met légèrement sur la défensive. La surprise, avec HAHA, You Clowns, c’est que cette série au visage presque inquiétant et au cœur obstinément tendre vient d’obtenir non pas un, mais deux renouvellements d’un coup. Une décision rare, presque une déclaration de foi industrielle dans un paysage télévisuel plutôt frileux.
Qu’une chaîne commande une saison supplémentaire à une comédie qui fonctionne, c’est devenu la norme. Qu’elle en valide deux, d’emblée, relève d’un autre geste : celui d’assurer à une œuvre le temps nécessaire pour respirer, se développer, affiner ses obsessions. La confirmation de saisons 2 et 3 pour HAHA, You Clowns dit moins “nous avons un succès” que “nous croyons à un langage”. Et dans le cas d’Adult Swim, ce choix cadre avec une identité historique : laisser des auteurs bizarres aller jusqu’au bout de leur bizarrerie, sans demander à chaque épisode de justifier son existence par un algorithme.
Je regarde toujours ces annonces comme on observe un montage : ce qui compte, ce n’est pas seulement l’information, mais ce qu’elle révèle du rythme global du secteur. Ces derniers mois ont rappelé à quel point une série peut être stoppée, parfois brutalement, parfois pour des raisons qui excèdent la qualité même de l’objet. Le contraste est frappant avec ces annulations soudaines qui laissent le public dans un entre-deux, comme on le voit ailleurs dans la fiction sérielle contemporaine (à ce sujet, l’analyse de l’annulation de certaines séries fantasy éclaire bien la fragilité actuelle des décisions éditoriales). Ici, Adult Swim fait l’inverse : il sécurise.
Ce qui frappe d’abord, c’est l’étrangeté visuelle. Les personnages ont des proportions dissonantes, des visages qui semblent légèrement décalés par rapport aux codes habituels de la sitcom animée. Ce choix a une fonction très cinématographique : il agit comme un cadrage moral. On comprend vite que la série ne vise pas l’adhésion immédiate par le “mignon” ou le “cool”, mais une forme de proximité plus lente, plus intime, presque paradoxale. Le drôle naît souvent de cette tension entre un monde qui a l’air faux et des émotions qui, elles, insistent pour être vraies.
En tant que cinéaste amateur, je suis sensible à cette idée que le style est un pacte. La série impose son pacte dès l’ouverture : elle ne séduira pas tout le monde, mais elle récompensera ceux qui acceptent de traverser ce petit inconfort initial. C’est une stratégie qu’on retrouve parfois dans l’animation adulte la plus intéressante : l’esthétique n’est pas un habillage, elle est un dispositif.
Autre singularité : la voix. Une large partie du casting vocal repose sur Joe Cappa lui-même. Cela pourrait sonner comme une économie de production ou une coquetterie d’auteur ; à l’écran, cela produit surtout une unité étrange, presque hypnotique. Quand plusieurs personnages partagent une parenté vocale, l’oreille repère une cohérence souterraine : comme si la série assumait d’être un récit raconté depuis un seul foyer, une seule sensibilité, un seul timbre émotionnel. Cette uniformité devient une grammaire.
Ce choix renforce l’impression d’une comédie “faite main”, à l’opposé des sitcoms animées calibrées. On est loin du casting “prestige” comme argument marketing ; ici, l’argument, c’est le contrôle du ton. Et ce contrôle semble avoir été protégé par une production étonnamment peu interventionniste de la chaîne. Dans un milieu où les notes et retours peuvent lisser une proposition, laisser un créateur conserver son accent — au sens propre comme au figuré — n’est pas un détail.
Là où beaucoup de comédies animées contemporaines multiplient les digressions, les références d’actualité, ou les ruptures méta comme autant de filets de sécurité, HAHA, You Clowns choisit une voie plus exigeante : la situation prime. Chaque épisode s’organise autour d’un problème souvent minuscule — un défaut de caractère, une gêne quotidienne, une maladresse relationnelle — puis le récit le “déforme” jusqu’à en extraire une résolution étonnamment réparatrice.
Ce qui m’intéresse ici, c’est la notion de montage moral. La série fonctionne comme une petite machine à réorganiser les affects : elle part d’un nœud, accélère, insiste, pousse l’absurde, puis revient vers une forme d’apaisement. Ce n’est pas la morale lourde d’un programme éducatif ; c’est quelque chose de plus rare dans l’animation adulte : une comédie qui ne confond pas cynisme et lucidité.
Le cœur du récit se joue dans un foyer : trois frères — Preson, Tristan et Duncan — et leur père veuf, Tom. La série observe leurs échanges comme une comédie de salon passée dans un filtre surréaliste. Là où tant d’œuvres traitant de la famille s’appuient sur l’humiliation ou la cruauté légère (le “roasting” permanent, devenu réflexe d’écriture), ici l’écriture préfère la conversation, l’écoute, la reformulation, la tentative. Il y a un effort assumé pour montrer des formes de masculinité saine : parler de ses émotions, nommer ses limites, essayer de réparer plutôt que de gagner.
Ce choix, à mon sens, explique une partie du succès. Non pas parce que la série “fait du bien” — formule trop vague — mais parce qu’elle propose une alternative de ton dans un paysage saturé d’ironie défensive. Elle ne nie pas la bizarrerie du monde ; elle refuse simplement d’en faire une excuse pour être méchante.
Adult Swim a lancé récemment des séries originales très différentes, parfois ouvertement expérimentales, parfois plus conceptuelles, avec un goût prononcé pour les identités visuelles marquées. HAHA, You Clowns, pourtant, se détache par son étrangeté “à contre-emploi” : le graphisme évoque le malaise, mais le contenu vise la tendresse. C’est précisément le genre d’alliage que peu de plateformes osent soutenir, parce qu’il complique le marketing. Comment vendre une comédie qui a l’air de relever de l’inquiétant, tout en étant foncièrement chaleureuse ?
C’est là qu’Adult Swim joue son rôle : un espace où l’on peut encore laisser une œuvre être paradoxale. Et dans une époque où l’on recycle les mythes et où l’attente de “lisibilité immédiate” est devenue un dogme, ce type de pari est précieux. Même lorsque l’on parle de franchises ultra-identifiées, on voit à quel point la perception d’un personnage peut se reconfigurer selon la manière dont on le met en scène et dont on écrit son héritage (à comparer, par exemple, avec les discussions autour de l’évolution de certaines figures emblématiques). Ici, la série ne dispose pas d’un mythe pré-existant : elle doit fabriquer sa confiance.
La trajectoire de HAHA, You Clowns est révélatrice d’une méthode : commencer par une forme courte, tester une voix, puis élargir. Le programme SMALLS a souvent servi de couveuse à des idées qui, ailleurs, resteraient des pilotes sans lendemain. Dans une logique de cinéma, c’est presque l’équivalent d’un court métrage qui permet d’installer une grammaire, d’éprouver une direction d’acteurs (ici, une direction vocale), et de convaincre qu’un monde tient sur la durée.
Le renouvellement double vient valider non seulement une audience, mais une confiance dans la durabilité du concept : oui, on peut écrire longtemps sur ces personnages, parce que l’enjeu n’est pas l’intrigue feuilletonnante ; c’est l’exploration de micro-conflits, et la manière dont le cadre comique les transforme.
Je reviens à ce qui fait, selon moi, la singularité de la série : son rire n’est pas un rire d’évitement. Il ne cherche pas à fuir l’émotion par une vanne, ni à désamorcer toute intensité par une référence. Il travaille au contraire une forme de résolution — parfois absurde, parfois presque enfantine — qui redonne aux personnages une dignité, même quand ils sont ridicules.
Cette dimension “enfance” n’a rien de régressif : elle rappelle plutôt la capacité des dessins animés à faire cohabiter l’inquiétant et le rassurant, le monstrueux et le familier. Pour prolonger cette idée, je trouve intéressant de relire notre rapport à l’animation comme territoire affectif, y compris dans des souvenirs de spectateur (voir ce dossier sur les dessins animés et l’enfance). HAHA, You Clowns s’inscrit dans cette tradition détournée : il fait de l’adulte un enfant qui a appris des mots pour dire ce qu’il ressent, mais qui garde des images bizarres dans la tête.
La série ne plaira pas à ceux qui attendent d’Adult Swim une provocation permanente ou une cruauté amusée. Son wholesome, pour employer un terme contemporain, n’est pas un vernis ; c’est un programme. Et un programme, forcément, clive. On peut lui reprocher une certaine insistance sur l’apaisement, comme si chaque épisode voulait prouver qu’il existe une sortie honorable au conflit. On peut aussi, au contraire, y voir une forme de radicalité : dans un moment culturel où l’ironie est devenue une armure, choisir la sincérité est presque subversif.
Visuellement, l’“uncanny” peut également constituer un obstacle : certains spectateurs n’acceptent pas que la comédie emprunte des codes proches du malaise. C’est d’autant plus intéressant que la figure du clown, dans l’imaginaire collectif, est déjà un terrain ambigu : entre divertissement et inquiétude. Ceux que cette ambivalence fascine trouveront un écho utile dans cet article sur les clowns, la peur et l’enfance, qui rappelle à quel point le clown est un masque à double fond. La série, elle, joue avec l’ombre de ce malaise sans jamais basculer dans l’horreur : elle le détourne en douceur.
On parle beaucoup d’un “âge d’or” de l’animation adulte, mais il se fragmente en chapelles : d’un côté, la surenchère (plus vite, plus méta, plus transgressif), de l’autre, une veine plus précise, plus écrite, qui travaille le quotidien comme matériau comique. HAHA, You Clowns appartient clairement à la seconde famille, avec une singularité : elle veut être étrange sans être corrosive.
Pour situer cette série parmi d’autres propositions contemporaines, on peut croiser avec des sélections plus larges du moment, comme ce panorama des meilleures séries d’animation, qui montre bien la diversité des formes et des ambitions. Ce qui distingue HAHA, You Clowns, ce n’est pas seulement “être drôle”, c’est d’assumer une comédie de caractère patiente, presque artisanale, qui préfère la cohérence interne à la démonstration.
Une commande sécurisée sur deux saisons, ce n’est pas qu’un confort financier. C’est une transformation concrète de l’écriture : on peut semer des motifs, laisser des relations évoluer sans précipitation, affiner des seconds rôles, tenter des épisodes plus lents, plus formels, sans craindre de “perdre” le public à la première expérience. En cinéma, on dirait que cela permet d’élargir le champ : passer du gag au climat, de l’idée au territoire.
Et c’est là que le renouvellement devient, au fond, la vraie information critique : Adult Swim ne reconduit pas seulement une série drôle, il reconduit une manière. Dans un monde saturé d’images efficaces, l’idée qu’une comédie puisse encore grandir à son rythme, en conservant son étrangeté et sa délicatesse, ouvre une question simple : sommes-nous prêts, comme spectateurs, à laisser une œuvre nous apprivoiser plutôt que de nous séduire immédiatement ?