Il y a des hommages qui relèvent du clin d’œil, presque décoratif, et d’autres qui s’inscrivent au cœur même d’une mythologie. Dans Avatar : Feu et Cendres, James Cameron choisit la seconde voie : il ne se contente pas de saluer Stanley Kubrick, il fait entrer l’ombre tutélaire de 2001 : L’Odyssée de l’espace dans la grammaire intime de Pandora, au point que l’image kubrickienne devient une idée de cinéma, et non un simple motif.
Attention : les lignes qui suivent évoquent un élément de révélation lié à la représentation d’un personnage central du film. Si vous souhaitez garder la surprise intacte, mieux vaut remettre cette lecture à plus tard.
Ce qui frappe d’emblée, c’est l’échelle de l’hommage. Là où beaucoup de films d’aujourd’hui dissimulent leurs références dans un poster en arrière-plan ou une réplique “pour initiés”, Cameron fait exactement l’inverse : il met la citation au premier plan, dans une scène charnière, au moment où le récit bascule vers le métaphysique. Le geste dit quelque chose de sa conception du blockbuster : un grand spectacle peut aussi être un espace de circulation des formes, des idées et des héritages.
Ce choix est d’autant plus intéressant que la saga Avatar, souvent résumée à sa prouesse technique, a toujours assumé une plasticité d’influences : le récit d’aventure, le mythe, la fable écologique, mais aussi une certaine tradition de la science-fiction “sérieuse”, celle qui tente de penser un monde et pas seulement d’y faire courir des personnages. Sur ce point, l’ombre de 2001 plane depuis longtemps sur tout cinéma SF qui vise le vertige plutôt que la simple efficacité.
Parler de 2001 comme d’un film “influenteur” est presque un truisme, mais l’essentiel n’est pas là. La vraie singularité du film de Kubrick tient à sa manière de donner à la science-fiction une ampleur “littéraire” : l’espace y est un concept, le temps une sensation, l’évolution une énigme. Co-écrit avec Arthur C. Clarke, le film ne traite pas la SF comme un déguisement pour faire un western ou une fantasy spatiale ; il la prend au mot, jusqu’à accepter une part d’incompréhensible.
Cameron, même lorsqu’il raconte de façon plus frontale et émotionnelle, a toujours été attentif à cette dimension de monde : une planète, ce n’est pas un décor, c’est un système. Dans Avatar, la biologie, la culture, l’architecture, la langue, la lumière, la matière sonore : tout cherche à convaincre que Pandora possède une cohérence interne. Dans ce cadre, référencer Kubrick n’a de sens que si la référence se met à travailler le récit, et pas seulement le plaisir de reconnaissance.
Feu et Cendres fait évoluer son centre de gravité en accordant une place plus risquée à ce que j’appellerais le “secret spirituel” de Pandora. Depuis le premier film, Eywa existe comme une présence, un réseau, une idée de divinité immanente — mais rarement comme une figure. Or Cameron choisit ici de franchir un seuil : il donne à voir, même brièvement, ce que beaucoup de récits préfèrent laisser hors-champ lorsqu’ils touchent au sacré.
La progression dramatique passe par Kiri, personnage passionnant parce qu’il déplace la saga du côté de la perception. Ses “pouvoirs” ne relèvent pas d’un gadget narratif ; ils modifient la mise en scène elle-même, car la connexion au vivant invite le film à ralentir, à écouter, à entrer dans une forme de trance visuelle. Et lorsque cette connexion devient douloureuse, le récit inscrit littéralement le spirituel dans le corps — par des crises, des ruptures, une fragilité qui tranche avec la souveraineté héroïque classique.
Là se loge l’hommage : Eywa apparaît sous une forme qui rappelle directement l’ultime vision de 2001, celle de l’enfant cosmique suspendu au-dessus de la Terre, figure d’un saut évolutif autant que d’un mystère. Cameron reprend ce principe iconographique — une présence enfantine, immense, céleste — mais l’insère dans son propre système de signes.
Chez Kubrick, cette image fonctionne comme une question adressée au spectateur : que signifie “devenir autre” ? Chez Cameron, elle devient aussi un outil de mythologie : que signifie “être Eywa” ? Est-ce une entité qui se rend visible sous une forme assimilable par un esprit Na’vi (ou humain) ? Est-ce une projection, une interface, un langage visuel provisoire ? Le film ne tranche pas, et c’est précisément là que l’hommage devient fécond : il ne copie pas une fin célèbre, il réactive une fonction de l’image kubrickienne, celle qui ouvre un abîme interprétatif.
À ce titre, l’hommage est “parfait” non parce qu’il serait exact, mais parce qu’il est organique. Il arrive au moment où le film a besoin d’une figure capable de condenser l’invisible, sans réduire l’invisible à une explication.
La plupart des grandes franchises, tôt ou tard, cèdent à la tentation de tout rationaliser : origine, règles, arbre généalogique, manuel. Cameron prend un risque inverse : il introduit une image qui résiste à l’encyclopédie. On peut évidemment y voir une stratégie de continuation (ouvrir des pistes pour la suite), mais la réussite tient au fait que la scène garde une qualité d’expérience. Elle ne dit pas seulement “voici la déesse”, elle dit : “voici une perception qui dépasse les mots”.
Ce positionnement rejoint une question très contemporaine : comment un cinéma industriel peut-il encore produire du mystère ? À sa manière, Cameron répond par une mise en scène qui ose la frontalité du symbole, tout en gardant l’ambiguïté de son sens.
Cameron reste un cinéaste de la lisibilité, parfois accusé — à tort ou à raison — de privilégier l’efficacité narrative. Mais la séquence qui convoque Eywa rappelle qu’il est aussi un artisan de la durée et du sensoriel quand il le décide : ralentissements, respiration du montage, attention aux matières (eau, racines, profondeur), travail sur la densité des noirs et des lueurs. Tout cela prépare l’apparition non comme un “twist”, mais comme une conséquence physique.
Ce qui est remarquable, c’est que l’hommage à Kubrick ne passe pas par le mimétisme d’un cadre ou d’un mouvement de caméra reconnaissable, mais par une parenté plus profonde : la conviction que l’image de science-fiction peut être une image philosophique, et pas seulement une illustration d’univers.
En montrant Eywa, Cameron marche sur une ligne étroite : trop expliquer, c’est dégonfler le sacré ; trop abstraire, c’est perdre le spectateur. La scène tient parce qu’elle s’appuie sur des enjeux affectifs clairs (la demande d’aide, la peur, la nécessité), tout en conservant une part de non-dit. C’est une mise en scène de la croyance — non pas une croyance religieuse imposée, mais une croyance cinématographique : croire, le temps d’une séance, qu’une image peut contenir plus que ce qu’elle montre.
Ce point me semble crucial : l’hommage à 2001 n’est pas une révérence figée. C’est une manière de rappeler qu’un cinéma populaire peut encore s’autoriser des zones d’ombre, des visions qui ne se résument pas en une phrase.
On vit une époque où la référence est devenue une monnaie courante : on la collectionne, on la “repère”, on la transforme en jeu. Les easter eggs peuvent être délicieux, mais ils restent souvent périphériques. Je pense à ce plaisir très spécifique de la chasse à la référence, qu’on retrouve aussi dans la culture sérielle — un exemple parlant étant l’enthousiasme suscité par certaines trouvailles cachées, comme on peut le voir ici : https://www.nrmagazine.com/la-saison-2-de-fallout-reserve-un-easter-egg-extraordinaire-qui-ravira-les-passionnes-de-jeux-video/.
Mais Cameron se situe ailleurs : son hommage est un motif structurant. Il ne vise pas la connivence uniquement ; il reconfigure la manière dont on peut comprendre Eywa, Kiri, et l’avenir de la saga.
Il est tentant de lire cette audace comme une simple escalade : “faire plus grand”, “montrer plus”. Pourtant, le geste a quelque chose de plus subtil qu’une surenchère. Dans un paysage saturé de franchises où l’événement se confond souvent avec le marketing, Cameron rappelle qu’un grand film peut encore prendre appui sur l’histoire du cinéma pour fabriquer du présent.
Cette question traverse d’autres sagas, chacune à sa façon : certaines misent sur le retour de figures familières pour relancer l’adhésion du public, comme on l’observe dans l’actualité de Fast & Furious autour d’un possible retour très commenté : https://www.nrmagazine.com/fast-furious-11-retour-dwayne-johnson/. D’autres tentent de se réinventer par le ton, la forme, la symbolique — le cas d’un Godzilla repensé en profondeur est éclairant : https://www.nrmagazine.com/retour-shin-godzilla-reinvention/.
Pour Avatar, la réinvention passe moins par le cynisme du reboot que par l’élargissement d’un horizon : plus Pandora devient mystérieuse, plus le film flirte avec une science-fiction qui accepte de ne pas tout réduire à l’action.
On associe souvent Cameron à la technologie — parfois comme à un argument final. Mais la technologie, dans ses meilleurs moments, n’est qu’un moyen d’approcher une qualité d’image autrement inaccessible. L’hommage à Kubrick serait vain s’il n’était qu’un “plan spectaculaire”. Or, il devient signifiant parce qu’il se loge dans un dispositif : un univers où la nature est un réseau, où la conscience circule, où l’image peut prendre une forme quasi visionnaire.
On pourrait comparer cela à d’autres franchises très “mécaniques”, où l’on cherche parfois l’émotion dans l’accumulation ou le classement, comme on le voit avec la manière dont certains spectateurs cartographient l’efficacité d’une série de films : https://www.nrmagazine.com/classement-films-transformers/. Cameron, lui, semble vouloir déplacer le débat : non pas “quel épisode est le plus fort ?”, mais “jusqu’où une saga peut-elle aller dans le symbolique sans se dissoudre ?”
La réussite principale, à mes yeux, tient au fait que l’apparition d’Eywa ne clôt rien ; elle ouvre. Elle ouvre des pistes sur la nature de la divinité, sur la place de Kiri, sur le rapport entre biologie et spiritualité. Et surtout, elle ouvre une possibilité rare : qu’un blockbuster propose une image qui ne serve pas seulement à “expliquer” le lore, mais à densifier sa part de poésie.
Le film rappelle aussi une évidence que l’on néglige : un hommage n’est pas forcément un geste nostalgique. Il peut être un acte de transmission, une façon de dire à un public très large : “ce que vous ressentez ici a une histoire, et cette histoire mérite d’être revisitée”.
Reste une question délicate : en convoquant une image aussi chargée que celle de 2001, Cameron prend le risque d’un effet de halo. Pour une partie du public, la référence peut apparaître trop explicite, presque envahissante, comme si l’icône kubrickienne venait momentanément recouvrir la singularité d’Avatar. C’est le revers de la médaille : un hommage majeur ne peut pas être neutre.
Il y a aussi un enjeu d’équilibre : si la saga s’engage plus avant dans le métaphysique, il faudra que l’écriture maintienne une tension entre l’intime (les personnages, leurs contradictions) et le cosmique (les visions, les entités). Le cinéma de Cameron est très fort quand il articule le grand récit à une émotion nette ; il l’est moins quand l’abstraction menace de se substituer au drame.
Ce qui me passionne dans cette scène, au-delà du clin d’œil à Kubrick, c’est la promesse implicite : Avatar pourrait devenir, dans ses prochains mouvements, une saga où l’action ne sert plus seulement à conquérir un territoire, mais à approcher une idée — l’idée qu’un monde vivant pense, se souvient, répond.
Dans une industrie qui aime les retours annoncés et les sorties théâtrales — on l’a encore vu avec les discussions autour de certaines franchises d’action et de leurs figures emblématiques : https://www.nrmagazine.com/schwarzenegger-depart-expendables/ — Cameron choisit paradoxalement une autre forme de spectaculaire : celle qui mise sur une image capable de rester en tête non pour sa “performance”, mais pour son pouvoir de question.
Et si l’hommage à Kubrick a quelque chose de juste, c’est qu’il rappelle une idée simple : la science-fiction, quand elle touche au grand, ne devrait pas uniquement montrer des mondes nouveaux ; elle devrait aussi nous donner le sentiment, fugace mais tenace, que notre regard peut encore évoluer.