Il y a, chez James Cameron, une contradiction aussi stimulante que périlleuse : vouloir filmer un monde régi par l’écoute du vivant avec la grammaire la plus bruyante du cinéma d’action. Cette tension est l’un des moteurs d’Avatar : La Voie de l’eau, mais elle frôle parfois l’accident moral et narratif. Et l’on comprend, à la lumière de ce qui a circulé sur l’écriture du troisième film, à quel point Cameron a dû se regarder dans le miroir en cours de route, au risque de laisser son héros faire exactement ce que l’univers d’Avatar prétend dénoncer.
Il faut le dire clairement : ce que Cameron a identifié plus tard comme un problème majeur — armer des peuples autochtones, les faire s’entretuer au nom d’un « bien » supérieur — est un piège de cinéma aussi vieux que le spectacle hollywoodien. Sauf qu’ici, il n’est pas seulement dramaturgique. Il touche au cœur de la fable, à son éthique, à ce que la mise en scène prétend défendre quand elle exalte la communion avec la nature.
Depuis le premier Avatar, la saga met en scène un choc de civilisations dont la lecture est limpide : les Na’vi, peuple lié à son territoire, renvoient à des histoires de colonisation et d’effacement culturel très concrètes. Cameron n’a jamais fait mystère de ses inspirations : certains traits des Na’vi évoquent des peuples autochtones historiques, et la trajectoire de Neytiri porte l’ombre de mythes fondateurs américains, justement controversés. Cette clarté politique — à défaut d’être subtile — est une partie du contrat proposé au spectateur.
Mais la mise en scène, elle, parle une autre langue : celle du cinéma d’action qui culmine en assauts, explosions, corps à corps, et décomptes de victimes. Cameron est un immense cinéaste de l’espace, du mouvement, de la lisibilité du chaos. Il sait faire sentir la masse, la vitesse, le danger. Le problème surgit lorsque cette virtuosité devient le véhicule d’une idée plus trouble : la paix célébrée à l’écran se gagne, encore et toujours, par une surenchère de feu.
Sans revenir sur des détails qui gâcheraient l’expérience, La Voie de l’eau s’organise comme un film de déplacement : quitter une forêt, apprendre d’autres rites, adopter une autre manière d’habiter le monde. La narration insiste sur la transmission, l’initiation, l’appartenance. Toute l’énergie du film repose sur cette conversion lente : accepter qu’un territoire ne se « possède » pas, qu’il se fréquente.
Or, l’ADN cameronien — hérité de Aliens et Terminator — revient par réflexe : la menace est militarisée, technologique, hiérarchisée ; la réponse devient tactique, armée, organisée. Le personnage de Jake Sully incarne précisément cette ligne de fracture. Ancien soldat, chef de clan, père de famille, il oscille entre la protection et le réflexe de guerre. Et c’est là que la « grosse erreur » menaçait : laisser Jake résoudre l’équation morale du film en redevenant, dans l’ultime mouvement, un Marine sauveur qui gagne parce qu’il a eu raison d’aimer les armes.
Ce danger, on le sent déjà en filigrane : comment parler d’un monde pacifiste tout en glorifiant l’efficacité des stratégies paramilitaires ? Comment filmer la beauté d’une philosophie de la retenue quand le climax réclame mécaniquement des actes irréversibles ? Ce n’est pas qu’une question de scénario : c’est une question de rythme, de montage, de plaisir spectatoriel. Un blockbuster « récompense » souvent le spectateur par une montée de puissance. Or la puissance, ici, contredit le message.
(Légers éléments de contexte sur le film suivant, sans entrer dans les retournements.) Les informations venues de la fabrication d’Avatar : Fire & Ash éclairent rétroactivement La Voie de l’eau. Cameron a expliqué avoir dû revoir une fin où Jake répondait aux armes par les armes, avant de comprendre que cela reproduisait un schéma historique sinistre : des forces coloniales qui arment des tribus, organisent des alliances opportunistes, et laissent la violence interne faire le travail de destruction.
Ce n’est pas anecdotique : c’est le point où la saga risquait de perdre sa légitimité morale. Si Jake se met à distribuer des armes, à enseigner les automatismes de combat comme horizon naturel, il ne devient plus un passeur culturel ; il devient le vecteur d’une contamination. Et le film, malgré toutes ses images de l’eau comme matrice, basculerait dans une logique de guerre totale où l’« indigène » n’existe plus que lorsqu’il devient soldat.
Ce moment de lucidité est passionnant parce qu’il montre Cameron aux prises avec sa propre mythologie de cinéaste. Il sait mieux que quiconque orchestrer un affrontement. Mais il a compris, visiblement en cours de fabrication, que certains affrontements racontent malgré eux autre chose : non pas la résistance, mais la reproductibilité de la violence coloniale.
Le cœur du malaise tient en une figure : le sauveur. La saga construit une identification massive autour de Jake, parce qu’elle a besoin d’un point d’entrée. Mais ce point d’entrée a un coût : il déplace la centralité du récit. Quand le héros est celui qui comprend, qui organise, qui entraîne, qui décide, le film flirte avec une hiérarchie implicite, même s’il affirme l’inverse.
Cameron a tenté de corriger cela en donnant davantage de place aux enfants, en dispersant le point de vue, en accordant à la communauté un rôle plus concret. Mais la dramaturgie du blockbuster recentre toujours l’action sur un noyau efficace. Et l’efficacité, chez Jake, vient de l’apprentissage militaire. Voilà pourquoi une fin trop « armée » aurait pu être une faute lourde : elle aurait confirmé que la seule manière d’exister face à l’oppression est d’adopter les outils de l’oppresseur.
Ce n’est pas un débat abstrait : il touche la manière dont un film fabrique du sens. Un plan sur une arme n’est jamais neutre ; un geste de transmission (un père qui apprend à tirer, à viser, à tenir une position) n’est pas seulement un détail réaliste, c’est un investissement symbolique. Le cinéma grave ces gestes dans la mémoire collective.
L’une des idées les plus intéressantes de l’univers Avatar est l’existence d’êtres dont la philosophie serait un pacifisme total. Cameron s’en sert comme d’un miroir : une paix absolue est-elle possible quand l’adversaire est technologiquement supérieur et prêt à exterminer ? Le cinéaste reconnaît lui-même, dans ses prises de parole, qu’il n’a pas une réponse définitive, et que la saga explore cette contradiction plutôt qu’elle ne la résout.
Cette honnêteté a le mérite de complexifier l’ensemble : le pacifisme n’est pas présenté comme une posture confortable, mais comme une ligne fragile, menacée par l’histoire et par l’urgence. Pourtant, le risque demeure : à force de montrer que la paix « ne tient pas », le film peut involontairement naturaliser l’idée que la violence est l’issue normale. Le spectateur sort alors avec une sensation paradoxale : on lui a parlé d’harmonie, mais on lui a surtout appris des chorégraphies de combat.
Ce qui rend La Voie de l’eau si singulier, c’est précisément sa double pulsation. D’un côté, Cameron filme l’immersion comme un état : des scènes étirées, une fascination presque documentaire pour les gestes, les textures, les respirations. La caméra laisse exister le monde, et le spectateur découvre une idée simple mais rare : l’émerveillement n’est pas une pause, c’est une narration.
De l’autre, dès que le conflit reprend le dessus, la mécanique Cameron se remet à tourner : axes clairs, trajectoires lisibles, danger gradué, tension en escalier. C’est brillant, mais c’est un brillant qui peut contredire le propos. Si le climax devient la récompense suprême, alors les scènes d’apprentissage et de communion risquent d’être reléguées — non pas par le film, mais par la manière dont le cinéma grand public hiérarchise instinctivement les émotions.
Cameron n’est pas seul à se débattre avec la morale de la violence. La pop culture américaine est construite sur des récits où l’ordre du monde se rejoue par le conflit armé. Certains univers, comme Star Trek, ont longtemps tenté de penser la rencontre, la diplomatie, la friction culturelle sans réduire l’autre à une cible. Avatar, lui, est plus ambivalent : il rêve d’un monde relié, mais il le défend avec des réflexes d’assaut.
À l’opposé, on pourrait penser aux frères Coen, qui auscultent souvent la violence comme absurdité, comme accident grotesque, comme mécanique qui broie ceux qui s’y abandonnent. Ce n’est pas le même cinéma, ni le même projet, mais la comparaison est fertile : là où Cameron transforme la violence en lisibilité spectaculaire, les Coen la mettent parfois en crise, en la rendant vaine, imprévisible, déceptive. Pour prolonger cette envie de mise en perspective, on peut aussi aller jeter un œil à une sélection de titres chez eux : https://www.nrmagazine.com/meilleurs-films-freres-coen/.
Ce débat dépasse Avatar. Une autre grande saga contemporaine, celle de La Planète des singes, a elle aussi travaillé la question du point de vue : comment filmer des dominés qui deviennent sujets, sans reconduire les schémas du pouvoir ? Comment rendre la légitimité d’une révolte sans verser dans la mythologie facile du chef providentiel ? Les sagas mainstream se heurtent aux mêmes murs : l’industrie veut des héros, mais la politique des images demande des communautés.
Pour qui s’intéresse à cette continuité des grands récits d’anticipation, ce détour est éclairant : https://www.nrmagazine.com/nouveau-chapitre-planete-singes/.
(Toujours sans détailler les enjeux précis.) L’arrivée d’une figure na’vi plus conquérante et d’alliances troubles avec les forces humaines pose une question délicate : que se passe-t-il quand le film montre des Na’vi adopter les armes et les stratégies de l’envahisseur ? Dramatiquement, c’est stimulant : cela évite le manichéisme d’un peuple entièrement pur face à des humains entièrement monstrueux. Mais idéologiquement, c’est un terrain miné : il ne faudrait pas que la colonisation devienne un simple “style” de guerre transférable, un nouvel accessoire de spectacle.
Si ce personnage vous intrigue, une lecture complémentaire circule ici : https://www.nrmagazine.com/un-personnage-de-one-avatar-fire-and-ash-revolutionne-la-franchise-et-ce-nest-pas-celui-que-lon-croit/.
L’un des aspects les plus révélateurs, dans les confidences de Cameron, est sa manière de penser la fabrication : il considère la post-production comme une phase de réécriture. C’est rare qu’un cinéaste de cette envergure le dise aussi frontalement, parce que cela contredit le mythe de l’auteur tout-puissant. Mais c’est cohérent avec son cinéma : Cameron n’est pas un diariste, c’est un ingénieur du récit et de l’émotion, quelqu’un qui ajuste jusqu’à obtenir le flux désiré.
Dans ce cadre, « éviter l’erreur » n’est pas seulement changer une scène : c’est déplacer la signification globale d’une trajectoire. Si Jake doit apprendre à poser les armes plutôt qu’à les brandir, alors il faut que le film le fasse sentir dans le tempo, dans l’issue, dans les regards, dans ce que la caméra choisit de célébrer. Et c’est précisément là que sa mise en scène est attendue : non pas sur la prouesse technique, mais sur la cohérence intime entre le spectacle et l’idée.
Il est difficile, aujourd’hui, de séparer la violence à l’écran de la manière dont les images circulent, se simplifient, se transforment en arguments. Le blockbuster devient un langage partagé, parfois réduit à quelques séquences virales, quelques slogans moraux. Dans ce contexte, une fin trop “gun porn” — même involontaire — ne reste pas cantonnée au film : elle se dissémine comme une esthétique, un modèle de réaction.
Cette question rejoint, de loin mais de façon troublante, ce que l’on observe dans d’autres domaines : l’automatisation des contenus, la facilité à fabriquer des simulacres crédibles, la porosité entre fiction, persuasion et manipulation. Sur ces enjeux, notamment à travers le prisme du divertissement, ce lien ouvre des pistes : https://www.nrmagazine.com/lia-generative-dans-le-divertissement-opportunites-et-risques-pour-la-cybersecurite/.
Et, sur un plan plus quotidien, l’ère des identités flottantes rappelle que la crédibilité est devenue un champ de bataille : savoir reconnaître un faux récit, un faux profil, un faux témoin, c’est aussi apprendre à lire des signes — comme on lit un cadre, une intention, un montage. À ce sujet, utile détour : https://www.nrmagazine.com/comment-reperer-un-faux-compte-instagram/.
Revoir Avatar : La Voie de l’eau à travers cette alerte morale, c’est le percevoir autrement : non comme un rouleau compresseur parfaitement maîtrisé, mais comme une œuvre traversée par une inquiétude réelle. Cameron sait que son cinéma sait trop bien gagner. Et il comprend, visiblement, que gagner peut parfois être l’échec le plus discret : celui de laisser le spectacle absorber le sens.
La question, désormais, n’est pas de demander à Avatar d’être un traité philosophique, ni d’exiger une pureté impossible. Elle est de mesurer comment un récit populaire peut rester fidèle à ce qu’il affirme sans céder au confort dramatique de l’arsenal. Quand un cinéaste du calibre de Cameron s’arrête en pleine course pour retirer des armes à son héros, ce n’est pas un détail de production : c’est un aveu sur la puissance des réflexes hollywoodiens, et sur la difficulté — même pour les plus grands techniciens du blockbuster — de filmer la paix sans la trahir.
Ce qui reste fascinant, c’est cette ligne ténue : comment continuer à faire du cinéma de grand spectacle, donc du cinéma de tension et d’affrontement, tout en racontant autre chose qu’une simple escalade ? Si la saga veut réellement avancer, elle devra peut-être trouver des climax qui ne reposent pas uniquement sur l’annihilation, mais sur des formes de résolution plus risquées à filmer : la négociation, la rupture, la perte acceptée, la défection, la désobéissance, le refus d’entrer dans l’arène.