Sarah Chapman : Une enfance paisible dans l’East End londonien
Sarah Chapman est née le 31 octobre 1862 à Mile End, quartier populaire de l’East End londonien. Elle est la cinquième des sept enfants de Samuel Chapman, domestique brasseur, et de son épouse Sarah Ann Mackenzie.
Contrairement à de nombreuses familles ouvrières de l’époque, les Chapman semblent avoir connu une certaine stabilité matérielle. Ils demeurèrent près de 20 ans au même domicile, fait exceptionnel parmi les familles populaires souvent contraintes à une grande mobilité.
Autre signe de cette relative aisance, les enfants Chapman reçurent une éducation élémentaire et apprirent à lire et écrire, comme en attestent leur mention en tant que « scholars » (écoliers) sur les recensements. Leur mère Sarah Ann était elle-même lettrée, fait inhabituel à cette époque chez les femmes de la classe laborieuse.
L’enfance de Sarah se déroula ainsi dans un environnement modeste mais stable. Entourée de sa fratrie, elle grandit à l’abri des turpitudes que connaissaient beaucoup d’enfants des familles les plus pauvres.
Sarah Chapman : Ouvrière à la Bryant and May Factory
Vers l’âge de 19 ans, Sarah Chapman commença à travailler comme ouvrière machiniste fabriquant des allumettes, à la Bryant and May Factory située dans le quartier londonien de Bow. Elle y côtoyait sa mère et sa soeur aînée Mary qui y étaient également employées.
La Bryant and May, qui dominait le marché des allumettes, employait majoritairement des jeunes filles et femmes payées une misère pour un travail épuisant et dangereux. Les ouvrières devaient manipuler du phosphore blanc, substance extrêmement inflammable dont l’inhalation prolongée provoquait la nécrose des mâchoires, redoutable maladie surnommée « phossy jaw ».
En 1888, Sarah Chapman, alors âgée de 26 ans, travaillait depuis près de 10 ans à la Bryant and May Factory. Elle y occupait le poste de « bookeuse » au bureau des brevets, relativement qualifié et mieux payé que la majorité des postes. Cette position conférait à Chapman un statut à part parmi les ouvrières majoritairement illettrées.
Mécontentement grandissant chez les allumettières
Malgré sa position privilégiée, Sarah Chapman ne pouvait rester insensible aux conditions de travail déplorables et à la misère de ses collègues à la Bryant and May Factory.
Comme beaucoup d’ouvrières, elles étaient contraintes à un travail harassant de 14 heures par jour pour un salaire de famine. Le moindre prétexte était utilisé pour leur infliger des amendes, rognant encore leur maigre revenu. Le petit groupe des encadrantes multipliait brimades et humiliations à leur égard.
Un profond ressentiment couvait depuis des années parmi les ouvrières, attendant l’étincelle qui embraserait la contestation. Celle-ci vint de l’extérieur, sous la forme d’un appel au boycott lancé par un journaliste, Henry Hyde Champion.
Le boycott des allumettes Bryant and May
Le 15 juin 1888, lors d’une réunion de la Fabian Society, organisation socialiste réformiste, Henry Hyde Champion proposa de boycotter les allumettes Bryant and May pour protester contre les bas salaires et les mauvaises conditions de travail imposées aux ouvrières.
La proposition fut adoptée à l’unanimité. Quelques jours plus tard, la journaliste et féministe Annie Besant rencontra des ouvrières devant l’usine afin de se documenter sur leurs conditions de travail. Elle publia le 23 juin un article retentissant dans le journal The Link, intitulé « White Slavery in London », dans lequel elle dénonçait l’exploitation impitoyable des allumettières.
Cet article engendra la fureur des dirigeants de Bryant and May, qui tentèrent de contraindre leurs employées à signer un démenti. Mais devant leur refus unanime, la colère couva. Le 5 juillet, l’étincelle tant attendue se produisit.
Le déclenchement de la grève
Le 5 juillet 1888, environ 1400 filles et femmes employées à la Bryant and May Factory firent grève. Ce mouvement spontané fut déclenché par le licenciement d’une ouvrière ayant parlé à Annie Besant. Mais il était le résultat d’années d’humiliations et de souffrances.
Dès le lendemain, 200 grévistes organisèrent une marche jusque dans le bureau londonien d’Annie Besant, où était publié le journal The Link. « Vous avez pris notre défense, nous ne pouvions pas vous lâcher », lui déclarèrent-elles.
Bien qu’opposée par principe aux grèves, Annie Besant promit de soutenir le mouvement naissant. Elle discuta avec trois représentantes, parmi lesquelles Sarah Chapman, qui la convainquirent de les aider à structurer leur action.
La constitution du comité de grève
Sous l’impulsion d’Annie Besant, les grévistes constituèrent un comité pour organiser leur mouvement. Sarah Chapman en fit partie dès l’origine, aux côtés de Mary Cummings, Mary Driscoll, Alice Francis, Eliza Martin, Mary Naulls, Kate Slater et Jane Wakeling.
Dès le 8 juillet, une grande réunion publique eut lieu sur Mile End Waste, espace ouvert fréquemment utilisé pour les rassemblements populaires. Certains journaux, comme le Pall Mall Gazette, relayèrent les revendications des grévistes. Puis Annie Besant organisa une rencontre entre une délégation d’ouvrières et des députés favorables à leur cause.
Fortes de ce soutien, les grévistes entamèrent des négociations avec la direction de l’usine. Le comité, dont Sarah Chapman était membre, joua un rôle déterminant dans la conduite des discussions.
Une victoire historique
Contre toute attente, ce conflit social se solda par une capitulation totale de la direction après seulement deux semaines de grève. Dès le 17 juillet, les exigences des grévistes furent satisfaites : abolition des amendes, augmentation des salaires, amélioration des conditions de travail et de l’hygiène.
Ce succès constitua une première historique. Pour la première fois au Royaume-Uni, un mouvement de grève mené par des travailleuses non qualifiées débouchait sur une amélioration significative de leurs droits. La voie était ouverte pour de nouvelles conquêtes sociales.
Enthousiasmées par cette victoire inespérée, les ouvrières de la Bryant and May Factory fondèrent un syndicat, l’Union des femmes allumettières. Avec plus de 700 adhérentes, il s’agissait du plus important syndicat féminin du pays.
Sarah Chapman, figure du syndicalisme naissant
Lors de la réunion inaugurale du syndicat le 27 juillet 1888, Sarah Chapman fut élue membre de son comité directeur. Preuve du prestige acquis par son engagement pendant la grève, elle fut désignée comme déléguée du nouveau syndicat auprès du Congrès annuel des Trade Unions (TUC).
Elle participa ainsi dès novembre 1888 au congrès international du TUC à Londres, aux côtés d’Annie Besant et de 76 autres délégués. Puis en 1890 elle fut l’une des seulement 10 femmes présentes sur près de 500 participants au congrès du TUC à Liverpool.
Malgré son jeune âge et son statut d’ouvrière, Sarah Chapman frayait ainsi avec les figures masculines du syndicalisme naissant comme Keir Hardie ou Ben Tillett. Elle y défendit avec conviction les droits des travailleuses.
Un engagement indéfectible
En décembre 1891, Sarah Chapman épousa Charles Henry Dearman, ébéniste. Le couple eut six enfants. Cette même année, Sarah quitta son emploi à la Bryant and May Factory.
Mais elle continua de militer activement au sein du syndicat des allumettières, puis pour l’obtention du droit de vote des femmes. Devenue veuve en 1922, elle traversa la Seconde Guerre mondiale et les terribles bombardements du Blitz qui ravagèrent l’East End.
Malgré les épreuves et un veuvage précoce, Sarah Chapman conserva intactes ses convictions politiques et syndicales. Elle vécut assez longtemps pour voir aboutir les combats auxquels elle avait participé dans sa jeunesse.
Elle s’éteignit à l’âge de 83 ans en novembre 1945 à l’hôpital de Bethnal Green. Ses funérailles furent financées par la paroisse, et elle fut enterrée dans une sépulture anonyme du cimetière de Manor Park, aux côtés de 5 autres indigents.
Sarah Chapman : Sortie de l’oubli au 21ème siècle
Malgré son rôle pionnier, Sarah Chapman demeura largement méconnue, contrairement à des figures féminines plus illustres comme Annie Besant. Son nom était absent des livres d’histoire relatant la grève des allumettières et ses retombées.
Ce n’est qu’en 2004 qu’une universitaire, Anna Robinson, la sortit de l’oubli dans sa thèse intitulée « Sarah Chapman, grande oubliée de l’histoire du syndicalisme féminin ». Ses recherches révélèrent l’importance capitale de Chapman dans l’organisation de la grève.
Grâce à cette thèse, la petite-fille de Sarah Chapman, Samantha Johnson, découvrit avec stupeur l’incroyable destin de son aïeule. Elle entreprit des recherches pour retrouver sa sépulture anonyme, et lancer une campagne pour lui ériger une pierre tombale.
En 2020, une pétition fut lancée pour empêcher la destruction de la tombe de Chapman, menacée par un projet d’extension du cimetière. La même année, un appel aux dons fut initié pour financer un mémorial dans les rues de Londres à la mémoire des grévistes de 1888.
Progressivement, grâce à ces initiatives, le grand public redécouvre l’histoire de ces pionnières du droit du travail et du syndicalisme féminin que furent les allumettières de Bryant and May. L’humble Sarah Chapman retrouve enfin la place qui lui revient dans cette épopée ouvrière.
Un tournant dans l’histoire du droit du travail
La grève des allumettières de l’été 1888, dont Sarah Chapman fut l’une des chevilles ouvrières, constitue un tournant majeur dans l’histoire des luttes sociales et de l’émancipation des femmes.
Pour la première fois au Royaume-Uni, une grève menée par des ouvrières non qualifiées débouchait sur une amélioration significative de leurs conditions de travail. Leurs revendications étaient satisfaites dans leur intégralité.
Cette victoire inespérée face à un puissant employeur ouvrait la voie à un nouveau rapport de force, plus favorable aux travailleurs. Elle inaugurait ce qui allait être appelé le « New Unionism », syndicalisme tourné vers les ouvriers et ouvrières peu qualifié(e)s.
La constitution du premier syndicat féminin, l’Union des femmes allumettières, marqua également un jalon important vers l’émancipation des travailleuses. Avec plus de 700 adhérentes, il prouvait leur capacité à s’organiser et à défendre leurs droits.
Enfin, la grève des allumettières rencontra un large écho dans l’opinion publique. Pour la première fois, la situation des ouvrières était décrite et dénoncée dans des articles retentissants. Cette médiatisation accrut la sympathie de la population pour leur cause.
Un modèle pour les générations futures
Malgré les obstacles et les préjugés qu’elle dut affronter en tant que femme et ouvrière, Sarah Chapman sut se hisser à la hauteur des événements lorsque l’histoire frappa à sa porte. Son courage et son abnégation en firent une figure emblématique.
Avec ses camarades du comité de grève, Chapman réalisa l’impossible : mener un mouvement d’ouvrières à la victoire face à un puissant employeur. Rien ne la destinait à un tel rôle de leader syndical.
Sa capacité à s’élever au-dessus de sa condition, à se mêler d’égale à égale aux figures masculines du syndicalisme naissant, force l’admiration. Elle ouvrit la voie à des générations de militantes.
Par son refus de se résigner à l’injustice, par son engagement total pour la cause des opprimé(e)s, Sarah Chapman incarne un modèle d’humanité. Sa lutte fut celle de toutes les femmes contraintes à la misère et à l’exploitation.
Redécouvrir son histoire, c’est renouer avec l’esprit qui anima les conquêtes sociales du siècle dernier. Le souvenir des combats menés par Sarah Chapman et les allumettières reste précieux pour nourrir les luttes présentes et à venir.