Pluribus Retourne sur un Lieu Tragique de Breaking Bad que les Fans N’oublieront Jamais

Il y a des lieux qui, au cinéma comme en série, cessent d’être de simples décors. Ils deviennent des réservoirs de mémoire, des déclencheurs d’émotions, parfois même des pièges à nostalgie. Quand Pluribus (sur Apple TV+) décide de revenir, presque en douce, à un endroit intimement lié à l’une des trajectoires les plus douloureuses de Breaking Bad, la série ne se contente pas de faire un clin d’œil aux fans. Elle teste autre chose, de plus délicat et plus risqué : la capacité d’un espace à transporter un trauma d’une fiction à une autre.

Attention : la suite évoque des éléments importants de l’épisode 7 de Pluribus et revient sur un moment clé de Breaking Bad. Si vous préférez garder la surprise intacte, mieux vaut s’arrêter ici.

Un retour qui n’a rien d’un crossover : la logique Gilligan

La tentation est grande, dès qu’un même créateur signe deux œuvres populaires, d’y chercher des passerelles, des preuves d’un univers partagé, des signes de connivence. Or, tout ce que l’on sait de la démarche de Vince Gilligan sur Pluribus, c’est précisément l’inverse : une volonté de ne pas recycler, de ne pas “réassurer” le spectateur avec des repères trop confortables. Ici, pas de juges, pas d’avocats, pas d’économie du crime ; la série s’installe dans un monde bouleversé par une conscience collective extraterrestre, et déplace le centre de gravité du drame vers une autre angoisse : celle de l’identité, du consentement, et de la solitude.

Et pourtant, Gilligan reste Gilligan. On retrouve une rigueur d’orfèvre dans l’articulation entre mise en scène et psychologie, ce talent à faire sentir qu’une décision minuscule peut fissurer toute une vie. Si vous aimez observer comment une série travaille la durée, la transformation intime et le “poids” moral des gestes, la lecture sur l’évolution des personnages dans Breaking Bad constitue un détour éclairant : Gilligan a toujours filmé la métamorphose comme une lente négociation entre désir, peur et auto-justification. Pluribus reprend cette méthode, mais en change le carburant émotionnel.

Pourquoi ce lieu compte : le musée comme cicatrice narrative

Le lieu en question n’est pas un laboratoire, ni une planque, ni un désert iconique : c’est un musée, associé à une visite restée longtemps en marge de Breaking Bad, mais chargée d’un sens presque cruel rétrospectivement. Dans la série mère, cet endroit renvoie à la parenthèse fragile vécue par Jesse et Jane : une promesse de normalité, une tentative maladroite d’ouvrir une fenêtre de beauté au milieu du chaos. C’est précisément le type de scène que la fiction, souvent, n’autorise qu’un instant — avant de refermer la fenêtre d’un coup sec.

Ce musée n’était pas seulement une anecdote culturelle. Breaking Bad l’utilisait comme un contrechamp secret : un endroit où l’on devinait une autre vie possible, moins toxique, moins pressée, mais que Jesse, à ce moment-là, ne savait pas encore regarder. La tragédie, on le sait, tient aussi à cela : apprendre trop tard à apprécier ce qui aurait pu sauver.

Dans Pluribus, la répétition n’est plus un refuge : elle devient un symptôme

Ce qui fait la force de l’épisode 7, c’est la manière dont Pluribus inverse le sens du souvenir. Carol, interprétée avec une précision remarquable par Rhea Seehorn, revient chez elle après une prise de conscience déterminante : elle ne peut pas être absorbée par la ruche sans avoir donné son accord. Cette information, chez un autre personnage, pourrait ouvrir un arc de résistance héroïque. Chez Carol, elle produit d’abord une assurance neuve, presque euphorique : si son intégrité est garantie, elle peut enfin jouer avec le monde.

Et c’est là que l’écriture et la mise en scène deviennent intéressantes : au lieu de filmer une libération, la série filme une consommation. Carol se met à utiliser la ruche comme un service invisible pour satisfaire des désirs immédiats : obtenir une boisson livrée là où ça n’a aucun sens, se faire préparer un repas comme on collectionnerait des privilèges, ou encore provoquer un larcin “artistique” qui ressemble moins à une transgression qu’à une vérification de pouvoir. Tout se passe comme si elle testait les limites de son autonomie… en la réduisant à une suite de caprices.

Son passage par le musée, dans ce contexte, n’opère pas comme un hommage sentimental. Il agit comme un miroir : là où la répétition pouvait autrefois évoquer un apaisement (l’idée de revenir aux mêmes formes pour y trouver une stabilité), elle prend chez Carol une teinte plus inquiétante. La série suggère qu’elle s’accroche à des rituels et à des lieux “chargés” pour fabriquer une illusion de continuité. La répétition n’est plus une sagesse ; elle ressemble à un mécanisme de survie qui peut se retourner contre elle.

Un geste d’écriture qui dépasse l’easter egg

On parle souvent d’“easter egg” comme s’il s’agissait d’une friandise pour fandom. Ici, il s’agit plutôt d’un outil dramatique. Le lieu sert à déplacer une émotion d’une série à l’autre, mais en changeant sa polarité. Dans Breaking Bad, la visite du musée se chargeait d’un sentiment de perte : un moment doux, irrécupérable, pris dans l’étau d’une spirale. Dans Pluribus, le même type d’endroit devient le décor d’un confort factice : Carol y cherche une confirmation qu’elle peut vivre “seule, mais souveraine”.

La question que la série pose alors, sans la marteler, est redoutable : que vaut la liberté quand elle ne sert qu’à s’isoler ? Et plus encore : que devient le consentement, thème central de Pluribus, lorsqu’on l’exerce dans un monde où l’autre — l’autre humain, imprévisible, contradictoire — a quasiment disparu ?

La mise en scène de la solitude : quand le vide devient le vrai antagoniste

Gilligan a toujours eu l’art de filmer des personnages qui se racontent une histoire pour tenir debout. La différence, ici, c’est que l’adversaire principal n’a pas nécessairement un visage. La ruche existe, bien sûr, et sa logique collective inquiète. Mais l’épisode 7 insiste sur une idée plus sèche : le manque de contact humain finit par déformer le désir lui-même.

La réalisation le traduit par un rythme paradoxal : des scènes qui semblent glisser avec une facilité presque luxueuse (Carol obtient ce qu’elle veut), mais qui laissent derrière elles un arrière-goût de silence. On sent une direction d’acteur tournée vers le micro-écart : un regard qui s’attarde trop longtemps, une satisfaction trop vite évaporée, une énergie qui retombe dès que le “service” est rendu. La série suggère que le plaisir sans échange devient vite une chambre d’écho.

En tant que cinéaste amateur, c’est le genre de dispositif que j’observe avec attention : on peut filmer la solitude de mille manières, mais les plus justes évitent le pathos. Ici, le sentiment naît moins d’une musique qui insiste que d’un montage qui laisse respirer les creux, et d’un cadre qui place souvent Carol comme “centre” d’un monde qui ne répond pas. Elle n’est pas seulement seule : elle est seule dans un espace qui obéit, ce qui est une solitude d’un genre nouveau.

Rhea Seehorn : une performance de contrôle, puis de fissure

Le choix de confier Carol à Rhea Seehorn est, à mes yeux, l’un des gestes les plus cohérents de Pluribus. Son jeu sait faire exister cette frontière entre maîtrise et panique, entre politesse sociale et abîme intérieur. Elle a une manière très précise de “tenir” un personnage : posture, diction, économie de gestes. Et quand cette tenue se craquelle, l’effet est d’autant plus violent qu’il n’est pas surjoué.

Dans l’épisode 7, Carol donne l’impression de se réinventer en femme intouchable — une sorte de dernière survivante chic qui transformerait l’apocalypse en expérience VIP. Mais cette posture n’est pas stable. La série la laisse s’épuiser d’elle-même, jusqu’à ce moment où l’évidence surgit : on peut refuser la fusion, refuser l’emprise, refuser la ruche… et pourtant s’écrouler faute de présence. Le besoin d’autrui revient, non comme faiblesse morale, mais comme donnée anthropologique.

Gilligan, le recyclage et la tentation de la référence

Référencer Breaking Bad est un sport dangereux. Trop appuyer, c’est réduire Pluribus à une annexe, un produit dérivé “prestige”. Trop se cacher, c’est perdre l’impact émotionnel de ce que l’on convoque. L’épisode 7 choisit une voie médiane : un rappel suffisamment identifiable pour faire vibrer un souvenir chez le spectateur, mais inséré dans une trajectoire qui reste autonome.

On pourrait rapprocher cette stratégie de la façon dont certaines séries contemporaines gèrent leur capital de références : pas comme un feu d’artifice, plutôt comme une mémoire discrète, intégrée au tissu dramatique. Des analyses plus larges sur ce que les séries font aujourd’hui de leurs propres mythologies peuvent se lire en parallèle, par exemple via ce dossier sur les exploits des séries télévisées, qui permet de replacer ce type de geste dans une histoire récente de la télévision “événement”.

Un écho à l’âge d’or des anti-héros, sans en répéter le modèle

Il y a aussi un enjeu de période. Breaking Bad appartenait à une ère où l’anti-héros, la transgression et la montée en puissance constituaient une grammaire dominante. Pluribus, elle, arrive dans un paysage où l’on se méfie davantage des récits de domination, et où l’on interroge ce que coûte la performance d’indépendance. Sur ce point, la série se rapproche moins de l’anti-héros classique que d’un récit de survie psychique.

Si l’on cherche des points de comparaison, ce n’est pas tant du côté des “successeurs” directs de Breaking Bad qu’il faut regarder, mais vers des séries qui mettent en scène l’isolement, la dissolution du lien social, ou la recherche d’un sens dans un monde qui répond mal. Pour élargir le champ, on peut aussi circuler à travers des sélections comme les meilleures séries américaines, ou, dans une autre logique de consommation et de découverte, les meilleures séries Netflix : non pour établir un podium, mais pour sentir comment les plateformes ont déplacé les attentes de rythme, de ton et d’empathie.

Ce que l’épisode réussit… et ce qui peut diviser

Ce retour à un lieu chargé réussit d’abord parce qu’il est thématique : le musée n’est pas là pour faire “cheer” le spectateur, il sert la question centrale de l’épisode, celle d’un confort qui ressemble à une anesthésie. Ensuite, il réussit parce qu’il densifie Carol : au lieu d’en faire une figure abstraite de “résistante”, la série en fait un être paradoxal, capable de lucidité et de déni dans le même plan.

Ce qui peut diviser, en revanche, tient à la nature même de la référence. Pour une partie du public, l’allusion à Breaking Bad risque d’ouvrir une brèche émotionnelle si forte qu’elle peut écraser la fiction actuelle. Le souvenir de Jesse et Jane est si lourd qu’il “teinte” tout. Cette coloration n’est pas forcément un défaut, mais elle demande une discipline de spectateur : accepter de ne pas réduire Pluribus à un jeu de piste, et de laisser la série parler sa propre langue.

À cet égard, il est intéressant de comparer ce choix à d’autres œuvres sérielles qui jouent avec la connivence et le commentaire méta. Certaines, comme on peut le discuter en marge d’analyses sur des séries plus outrancières ou satiriques (voir par exemple cette critique de The Boys), utilisent la référence comme arme de discours. Pluribus fait l’inverse : elle s’en sert comme d’un poids silencieux, une pierre dans la poche du récit.

Quand un lieu rappelle qu’on ne survit pas seul

Le plus beau, dans ce détour par un espace “hérité”, n’est pas le frisson de reconnaissance. C’est le moment où la série révèle l’impasse de Carol : sa joie de façade, son autonomie proclamée, sa consommation de plaisirs faciles… tout cela ne tient que tant qu’elle peut ignorer la nécessité de l’autre. Et quand cette nécessité revient, elle ne revient pas comme un message moral, mais comme une sensation physique, une fatigue, une faim de présence.

À la manière dont Breaking Bad plaçait la visite du musée juste avant un basculement intime, Pluribus utilise ce passage comme un seuil : Carol finit par appeler, par demander le retour de ceux qu’elle a repoussés, et par admettre que la compagnie n’est pas un luxe mais une condition. La série laisse alors une question en suspens, d’une simplicité trompeuse : si l’on peut choisir de ne pas être absorbé, peut-on vraiment choisir de ne pas appartenir ?

 

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