
Il y a des méchants qui naissent d’une histoire, et d’autres qui naissent d’une mémoire collective. Dans Stranger Things, Vecna appartient aux deux catégories : personnage ancré dans la mythologie de la série, mais aussi figure recomposée à partir d’un imaginaire pop précis. En saison 5, la série ne se contente plus d’emprunter des textures aux années 80 ; elle exhibe ses influences, avec une franchise presque théorique. Et lorsqu’un clin d’œil devient une scène pivot, on comprend que l’hommage n’est pas décoratif : il sert un discours sur la peur, l’enfance et le cinéma lui-même.
La comparaison qui s’impose — et que la mise en scène finit par assumer — est celle d’un célèbre tueur du slasher fantastique : Freddy Krueger. Non pas parce que Vecna “ressemble” vaguement à une icône, mais parce que la série travaille, plan après plan, la même matière : la contamination du réel par le rêve, la cruauté comme spectacle intime, l’adolescence comme terrain de chasse. Là où beaucoup de séries se contentent de références, Stranger Things organise une filiation.
Sans dévoiler inutilement les événements, un passage de la saison 5 installe un geste très clair : des personnages se déplacent à l’intérieur d’un espace mental, fait de souvenirs recomposés, pendant qu’une projection — un film d’horreur des années 80 — occupe l’écran du salon. Le dispositif est passionnant parce qu’il juxtapose deux régimes d’images : l’image “cinéma”, et l’image “cauchemar” que Vecna fabrique. Autrement dit, la série montre les adolescents en train d’apprendre la grammaire de la peur… au moment même où cette grammaire les enferme.
Le choix du film n’a rien d’anodin : il s’agit d’un épisode de la saga A Nightmare on Elm Street où le rêve devient un champ de bataille, où l’on tente de se défendre en comprenant les règles de l’ennemi. C’est exactement le pacte narratif de Stranger Things depuis plusieurs saisons : survivre, c’est nommer, cartographier, interpréter. Cette scène agit donc comme un miroir : les personnages regardent un récit qui ressemble au leur, tandis que le monstre les observe dans un espace où ils ne sont déjà plus tout à fait réveillés.
La parenté entre Vecna et Freddy Krueger ne se limite ni au maquillage ni au patrimoine de la pop culture. Elle tient à une idée plus dérangeante : le méchant comme metteur en scène du trauma. Freddy, dans la saga de Wes Craven, est un showman cruel ; il attaque en transformant l’inconscient en décor, en accessoirisant la peur. Vecna, lui, travaille souvent comme un monteur : il isole une faille, répète un motif, amplifie une culpabilité jusqu’à ce qu’elle devienne un piège.
Dans les deux cas, l’horreur n’est pas seulement ce qui tue : c’est ce qui humilie, ce qui met en spectacle l’intime. La violence n’arrive pas de l’extérieur, elle surgit d’un souvenir, d’une honte, d’une fragilité. C’est là que réside la modernité de Vecna : il n’est pas un simple prédateur, il est une forme de dramaturge. Et c’est aussi ce qui rend la comparaison avec Freddy si pertinente : ces monstres-là ne frappent pas à la porte, ils entrent par l’intérieur.
Les créateurs de la série ont souvent revendiqué un panthéon d’influences où le cinéma d’horreur et la science-fiction des années 80 se répondent. Ce qui frappe, avec Vecna, c’est la manière dont plusieurs traditions se superposent : le slasher onirique à la Freddy, la souffrance corporelle et la texture organique qui évoquent parfois Hellraiser, et même une forme de terreur enfantine qui rappelle la persistance du clown de Ça dans l’imaginaire populaire (celui de la mini-série des années 90, traumatisme fondateur pour une génération).
La réussite de Stranger Things, quand elle est à son meilleur, tient à cette capacité à digérer sans recracher tel quel. On reconnaît des gestes, des rythmes, des archétypes, mais ils sont recontextualisés. Vecna devient une synthèse : un monstre de l’époque VHS, certes, mais réinterprété avec une sensibilité contemporaine aux blessures psychiques, à la dépression, aux spirales de culpabilité. Là où l’horreur des années 80 aimait l’efficacité brute, la série ajoute une couche de psychologie — parfois au risque d’alourdir, parfois avec une justesse inattendue.
Un point de bascule essentiel dans l’écriture de Vecna est son passé humain. Avant le monstre, il y a un garçon puis un homme, avec un nom et une histoire. Ce passage de l’humain au surnaturel est une colonne vertébrale du cinéma d’horreur : Freddy, lui aussi, est d’abord un mortel, puis une figure démoniaque née d’un acte violent et d’un retour impossible. Stranger Things s’inscrit dans ce schéma, mais l’adapte à sa mythologie : l’horreur naît d’un monde parallèle, d’une contamination, d’un système.
Ce qui est intéressant, c’est la différence morale que la série installe : Freddy est souvent un pur principe sadique, une énergie de transgression. Vecna, lui, se présente comme une logique, presque une idéologie. Il ne tue pas “pour le plaisir” : il opère comme si le monde devait être corrigé, réécrit. C’est un antagoniste qui se pense auteur de l’histoire. Et c’est précisément ce qui le rend plus proche de certains méchants modernes : ceux qui veulent réorganiser le réel plutôt que le détruire.
Il existe des façons très simples de dire une filiation : un plan, un objet, une musique. Et puis il y a le casting, qui peut devenir une forme de signature. Faire apparaître Robert Englund — visage mythique de Freddy — dans l’univers de la série n’est pas une coquetterie : c’est une manière de matérialiser l’héritage. Pour un spectateur un peu cinéphile, c’est un court-circuit délicieux : le corps de l’acteur transporte une mémoire, et cette mémoire change la manière dont on reçoit Vecna.
Le cinéma d’horreur fonctionne beaucoup à l’empreinte. Certains acteurs deviennent des silhouettes, des sons, des rythmes. Englund apporte avec lui la tradition du croquemitaine “performeur”, capable d’être à la fois grotesque, inquiétant et tristement amusé. Même lorsque le ton de Stranger Things reste plus mélodramatique que la saga Elm Street, la présence d’un tel acteur rappelle d’où vient une part du langage de la série.
La grande difficulté, quand on filme le rêve ou l’hallucination, est de ne pas tomber dans l’illustration molle : des images floues, des ralentis, une musique insistante. Stranger Things préfère généralement une approche plus structurée : décors mentaux lisibles, motifs visuels récurrents, et surtout une sensation de piège spatial. On ne “flotte” pas dans le rêve ; on s’y cogne. C’est là que Vecna devient un adversaire cinématographique : il impose une géographie.
On retrouve ici une parenté avec le slasher onirique : Freddy rend le décor imprévisible, mais cohérent dans sa cruauté. Vecna, lui, construit des chambres de résonance émotionnelle. Les cadres se referment, le montage répète, le son insiste sur une pulsation ou un bourdonnement : tout concourt à faire sentir que l’image n’est plus un enregistrement du réel, mais une fabrication hostile. C’est une horreur de dispositif, presque une horreur de studio, au sens noble : quelqu’un contrôle la lumière, l’espace, la sortie.
La saison 5 semble travailler, plus frontalement encore, la question du Monde à l’envers : non plus seulement comme un décor, mais comme une idée directrice, un lieu où l’histoire se souvient d’elle-même. Si l’on suit certaines lectures et révélations discutées autour de la saison, l’Upside Down n’est pas qu’un “autre monde” : c’est un espace qui conserve, qui archive, qui déforme. Cette logique éclaire Vecna : il n’est pas uniquement un prédateur, il est aussi un opérateur de mémoire.
Pour approfondir cette dimension, on peut croiser plusieurs analyses détaillées, notamment celles qui reviennent sur ce que la saison 5 révèle et reconfigure autour de l’Upside Down : la grande révélation autour de l’Upside Down et une lecture plus centrée sur les implications et les zones d’ombre, via l’explication des mystères du Monde à l’envers. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas d’empiler des informations, mais de noter un mouvement : la série tend à faire de l’espace une structure mentale, et du mental un espace dramatique.
Assumer Freddy comme référence, c’est gagner une profondeur immédiate : on hérite d’un imaginaire puissant, d’une peur simple et primitive (dormir devient dangereux), et d’un patrimoine de scènes qui ont façonné la mise en scène du cauchemar au cinéma. Vecna, sous cet éclairage, devient une variation : moins cabotin, plus funèbre, mais tout aussi obsédé par la jeunesse comme matière première de la terreur.
Le risque, en revanche, est celui de la sur-signification. À force de tendre des miroirs, une œuvre peut sembler commenter ses influences plus qu’elle ne raconte. Stranger Things évite souvent cet écueil grâce à ses personnages — leur matérialité, leur énergie, leur humour parfois — et grâce à un sens du rythme feuilletonesque. Mais on sent, par moments, l’envie de “tout relier”, de rendre chaque image explicable, chaque peur justifiable. Or l’horreur, quand elle marque, laisse aussi des zones que l’on ne domestique pas complètement.
Ce qui me plaît dans ce dialogue implicite entre Vecna et Freddy, c’est qu’il redonne au spectateur un rôle actif. On n’est pas obligé d’être spécialiste pour sentir la filiation : il suffit d’avoir déjà éprouvé cette idée enfantine et terrible — fermer les yeux, et laisser venir quelque chose. Mais si l’on a un peu de mémoire cinéma, la saison 5 devient aussi un jeu d’échos : comment une série contemporaine reformule une peur ancienne sans la figer en musée.
Et c’est peut-être là la question la plus intéressante, au fond : à quel moment une référence devient-elle une perspective ? Quand l’hommage ne dit pas seulement “regardez ce que j’aime”, mais “voilà comment je construis ma peur”. Pour ceux qui aiment replacer une série dans un paysage plus vaste, il est d’ailleurs stimulant de la considérer aux côtés d’autres propositions du catalogue, via une sélection plus large des meilleures séries Netflix, non pour établir un palmarès, mais pour mesurer comment la plateforme a encouragé des formes d’hybridation entre nostalgie, horreur et mélodrame.
Si Vecna “fait face” à Freddy, ce n’est pas dans un combat frontal, mais dans un duel de langages : deux manières d’entrer dans la tête des personnages, deux traditions d’horreur qui se répondent, et une même idée vertigineuse — l’ennemi le plus efficace n’est pas celui qui surgit dans l’ombre, mais celui qui sait déjà où l’on cache ses propres peurs.