
Dans une série où la survie se joue autant dans les corps que dans les choix moraux, les départs « hors écran » résonnent toujours comme un petit séisme narratif. Le cas de Danny Ramirez, interprète de Manny dans la saison 2 de The Last of Us, est de ceux qui intriguent : non pas parce qu’il signale un scandale, mais parce qu’il rappelle, très concrètement, que la fabrication d’une grande série est un montage permanent entre intentions artistiques et contraintes de calendrier.
L’information, dans sa forme la plus simple, tient en une phrase : Danny Ramirez ne reviendra pas en saison 3, et le rôle de Manny sera recasté pour des conflits d’agenda. Dit comme cela, c’est presque sec, administratif. Pourtant, c’est souvent l’explication la plus banale qui éclaire le mieux la mécanique d’un tournage contemporain : un acteur n’appartient jamais à un seul univers, surtout lorsqu’il devient une pièce attendue d’une franchise plus large.
Ramirez, ces dernières années, a consolidé une trajectoire rare : celle d’un second rôle capable d’inscrire une présence nette en peu de scènes, puis de glisser vers des productions au braquet massif. Son identité publique s’est fortement attachée à l’univers Marvel (avec le personnage de Joaquin Torres, appelé à prendre plus d’ampleur), et son agenda devient logiquement une partie d’échecs où chaque studio pose ses dates, verrouille ses options, et réclame une disponibilité parfois incompatible avec une série aussi lourde logistiquement que HBO.
La saison 3 de The Last of Us n’est pas seulement la suite d’un succès : elle se présente comme un réajustement de focale. La saison 2 a placé les personnages sous une pression extrême — non seulement face aux infectés, mais aussi face à la violence humaine, plus imprévisible, plus intime, plus difficile à « chorégraphier » moralement. Cette montée en intensité prépare un changement de point de vue : la suite devrait s’attarder davantage sur Abby, et donc sur la perception qu’on a de son camp, de ses contradictions, de ses justifications, de ses angles morts.
Or, ce déplacement narratif demande une précision de mise en scène presque chirurgicale. Une série peut absorber le départ d’un acteur si le personnage reste périphérique, mais devient plus fragile dès que la narration s’adosse à un groupe, à une dynamique interne, à des alliances. Dans ce contexte, l’absence de Ramirez n’est pas un simple remplacement : c’est une question de continuité de ton, de texture, de rythme de jeu.
Manny n’a jamais été conçu comme un moteur central de l’intrigue, du moins à l’écran jusqu’ici. Il fonctionne plutôt comme un révélateur. Dans la saison 2, il apparaît aux côtés d’Abby, figure antagoniste du point de vue d’Ellie et de Joel, et incarne une loyauté pragmatique, une forme de discipline au service d’un objectif. C’est un personnage qui ne cherche pas la lumière, mais qui donne au groupe une densité crédible : quelqu’un qui observe, qui suit, qui propose parfois la solution la plus dure.
Ce qui rend Manny intéressant, c’est justement cette banalité du mal, sans grand discours. Il peut sembler « low-key » dans sa présence, et pourtant il participe à des gestes d’une violence nette, assumée, presque fonctionnelle. La série, en cela, rejoint une tradition dramatique où le personnage secondaire agit comme un métronome moral : il ne monologue pas, il agit. Et c’est par l’action que le spectateur mesure la pente sur laquelle glissent les protagonistes.
Si la saison 3 bascule vers le point de vue d’Abby, Manny devient potentiellement plus important qu’il n’en a l’air : non pas par la quantité de scènes, mais par la manière dont il peut colorer le regard du spectateur sur ce groupe. Un recasting, ici, n’est donc pas neutre : il peut modifier l’équilibre entre menace, camaraderie, ironie, dureté, selon la proposition du nouvel interprète.
On sous-estime souvent ce que raconte un corps à l’écran. La continuité d’un personnage ne repose pas uniquement sur un nom dans un script, mais sur une cadence : une façon de s’arrêter avant de répondre, un regard qui précède la décision, une manière d’occuper le cadre. Danny Ramirez a une énergie nerveuse mais contenue, un jeu qui fait penser à ces acteurs capables d’être lisibles sans être démonstratifs. C’est précieux dans une série où le silence et l’attente sont des outils narratifs à part entière.
Recaster Manny, c’est donc aussi re-sculpter la perception du personnage. La production peut chercher un acteur au mimétisme troublant, pour préserver l’illusion, ou au contraire assumer une légère différence, et la compenser par l’écriture, le montage, la direction d’acteur. Dans les deux cas, la saison 3 devra gérer un détail qui n’en est pas un : le spectateur reconnaît, même confusément, la musique d’un interprète.
Le timing rend l’ensemble plus sensible. La saison 3 a été validée assez tôt, mais l’un des co-responsables créatifs, Neil Druckmann, s’est ensuite mis en retrait, laissant Craig Mazin à la barre. Il serait tentant d’y voir un signe de turbulence générale, mais il faut éviter le roman industriel. Une série de cette ampleur est une œuvre collective où les rôles bougent, où les responsabilités se redistribuent.
Néanmoins, sur le plan artistique, l’addition de ces changements (leadership créatif d’un côté, recasting de l’autre) met une exigence supplémentaire sur la cohérence d’ensemble. Si la saison 3 doit affiner ses thèmes — la possibilité ou non de revenir de ses actes, la notion de dette morale, la spirale de représailles — alors la mise en scène devra être d’autant plus stable, d’autant plus claire dans sa grammaire émotionnelle.
Dire « conflits d’agenda » n’est pas éluder la question, c’est nommer le nerf du cinéma contemporain. Les acteurs naviguent entre cinéma, plateformes, franchises, obligations contractuelles, préparation physique, press tours. Quand un interprète s’inscrit dans une machine comme Marvel, sa disponibilité se rétrécit, non seulement à cause de la durée de tournage, mais aussi à cause du secret, des reshoots, des fenêtres de postproduction qui imposent des retours imprévus sur plateau.
Ramirez, en plus, enchaîne des projets où l’exposition augmente. À ce stade, la série HBO devient un engagement lourd : déplacements, calendrier potentiellement long, et nécessité d’être présent à un moment précis, car une série chorale doit tourner « autour » de ses piliers. Si une production ne peut pas attendre, elle recaste. Ce n’est pas une sanction, c’est un arbitrage.
Il y a deux manières de vivre un recasting en tant que spectateur. La première est la résistance : « ce n’est plus lui », et la suspension d’incrédulité se fissure. La seconde est plus intéressante : considérer que The Last of Us, série du traumatisme et de la métamorphose, peut aussi absorber une variation de visage comme une secousse supplémentaire, presque thématique. Après tout, l’univers qu’elle dépeint est un lieu où l’identité se reconstruit sans cesse, où les appartenances changent de sens.
Ce que la saison 3 risque de perdre, c’est une continuité de grain : cette familiarité immédiate qu’offre un acteur installé dans son rôle. Ce qu’elle peut gagner, en revanche, c’est une opportunité de redéfinir Manny pour l’aligner avec la perspective d’Abby : le rendre plus présent, plus ambigu, ou au contraire plus effacé, selon la stratégie de narration. Le nouveau casting pourra infléchir la dynamique du groupe, et donc la perception morale que le spectateur s’en fera.
Si la série choisit d’épouser plus frontalement le point de vue d’Abby, elle s’aventure sur un terrain délicat : celui où l’on ne demande pas au spectateur d’approuver, mais de comprendre sans simplifier. Craig Mazin l’a formulé en termes de question morale : lorsqu’on a commis des actes terribles, selon les circonstances, peut-on revenir en arrière, se réinventer, ou rester prisonnier de ce qu’on a fait ? C’est une interrogation de dramaturge, pas une leçon.
Dans ce cadre, Manny n’est pas un simple satellite. Il peut devenir un repère : celui qui valide la violence, celui qui la questionne à sa manière, ou celui qui l’exécute parce que le groupe l’exige. Le recasting, paradoxalement, met en lumière cette fonction. On s’interroge sur l’acteur parce qu’on pressent que le personnage, lui, sert une architecture morale plus large.
La force de The Last of Us tient à une alchimie rare entre écriture, direction d’acteur et sens du rythme. La série sait filmer l’action sans la fétichiser, et filmer les visages sans les réduire à l’illustration d’un scénario. Quand un acteur part, on craint toujours que l’équilibre se dérègle, que la série devienne plus « mécanique », plus programmatique.
Mais l’histoire des séries montre aussi l’inverse : certains recastings passent, non parce qu’on ne les voit pas, mais parce que la mise en scène les absorbe intelligemment. Tout dépendra ici de la façon dont HBO orchestrera l’entrée du nouvel interprète : choix de cadrage, tempo de montage, scènes-pivots confiées au personnage, et surtout direction d’acteur pour retrouver cette sensation de vécu, d’avant et d’après, que la série manie si bien.
Le départ de Danny Ramirez avant la saison 3 dit moins quelque chose de la série que de notre moment audiovisuel : celui où les acteurs circulent entre des univers tentaculaires, où les calendriers se heurtent, où l’identité d’un rôle devient parfois secondaire face à la logistique. Et pourtant, l’art surgit souvent de ces contraintes, comme au montage lorsqu’on doit recomposer une scène avec des prises imparfaites et qu’on découvre, dans l’assemblage, un sens inattendu.
Reste une question ouverte, presque de spectateur plus que de commentateur : dans une saison annoncée comme plus centrée sur Abby, et donc sur la complexité de ses actes, un Manny réincarné sera-t-il un simple ajustement de production, ou un changement de vibration capable, à sa manière, de déplacer notre regard sur ce camp que la saison 2 nous a volontairement montré de biais ?