
Il existe des suites conçues comme des machines bien huilées, planifiées à l’avance, prêtes à dérouler mécaniquement leurs promesses. Et puis il y a les films que la réalité fracture, obligeant leurs auteurs à réinventer le récit en pleine marche. Black Panther : Wakanda Forever appartient à cette seconde catégorie, plus rare, plus fragile aussi. La disparition de Chadwick Boseman en 2020 a créé un vide artistique et symbolique que le cinéma, par définition, ne sait pas combler autrement qu’en fabriquant des formes: un scénario repensé, une mise en scène du deuil, un passage de relais assumé.
Ce qui fascine, aujourd’hui, ce n’est pas seulement le film tel qu’on le connaît, mais le film fantôme: celui que Ryan Coogler avait d’abord imaginé autour de T’Challa, avant que la mort ne vienne imposer une autre trajectoire. Les éléments révélés par le réalisateur permettent de comprendre, par contraste, la nature exacte du geste accompli avec Wakanda Forever: non pas « continuer malgré tout », mais changer la définition même de la continuité.
La situation était, à la fois, industrielle et profondément humaine. Industrielle, parce que Marvel Studios fonctionne sur un calendrier, des arcs narratifs, une promesse de cohérence globale (dont on peut mesurer l’ampleur en replaçant les films dans la chronologie de la saga via un guide comme https://www.nrmagazine.com/ordre-visionnage-avengers/). Humaine, parce que Boseman avait choisi, avec une dignité rarement commentée à sa juste valeur, de garder sa maladie hors de l’espace public.
Ce silence a eu une conséquence directe: au moment où l’équipe apprend la nouvelle, le projet de suite existe déjà, avec un scénario conséquent et une intention claire. Coogler se retrouve alors devant un dilemme que le cinéma contemporain connaît mal: recast ou réécriture. Le choix de ne pas remplacer Boseman n’est pas un simple geste éthique; c’est une décision d’écriture, de tonalité, de rapport au spectateur. Elle change l’axe du récit, la place des corps à l’écran, la manière dont une franchise peut accueillir le manque.
Les révélations de Coogler dessinent un projet très précis: une histoire structurée autour d’un rituel wakandais destiné à l’éducation d’un prince. L’idée centrale tenait à une contrainte narrative quasi mythologique: lorsque le fils du roi atteint un certain âge, le père doit l’emmener durant plusieurs jours dans la nature, sans confort ni outils, et l’enfant peut poser une question par jour, à laquelle le père est tenu de répondre. Sur le papier, c’est un dispositif magnifique, parce qu’il organise la dramaturgie autour de deux éléments fondamentaux du cinéma: le temps (un compte à rebours, une durée) et la parole (des questions, donc une mise à nu progressive).
Dans un blockbuster, un tel concept agit comme une charnière: il oblige l’action à se plier à l’intime, il rend l’aventure dépendante d’un lien. On imagine très bien ce que Boseman aurait pu en faire: un T’Challa moins souverain, plus vulnérable, pris entre la fonction royale et la pédagogie, entre l’image publique et le rôle de père. Coogler, cinéaste attentif aux dynamiques familiales depuis Fruitvale Station et Creed, semblait vouloir poursuivre son motif le plus constant: la transmission comme zone de friction, jamais comme évidence.
L’autre élément clé concerne l’irruption de Namor, figure de menace et de négociation, et surtout force narrative qui aurait mis le rituel à l’épreuve. Là où cela devient intéressant, c’est que le conflit ne se résumait pas à une opposition de puissances. Le projet semblait reposer sur une contradiction concrète: au moment même où T’Challa doit affronter une situation dangereuse, diplomatique et guerrière, son fils est littéralement censé rester à ses côtés. La règle du rituel impose une proximité permanente, comme une entrave.
En termes de mise en scène, c’est une idée très forte: elle transforme l’action en question morale. Chaque combat potentiel devient une décision: protéger l’enfant, respecter la tradition, ou trahir le cadre sacré pour sauver des vies. Le cinéma de Coogler aime ces nœuds où le spectaculaire se charge d’éthique. Ce n’est pas la pyrotechnie qui fait tension, c’est la responsabilité. Et dans une franchise souvent aimantée par la surenchère, ce type de contrainte aurait pu produire un film étonnamment « tendu » au sens noble: un récit tenu, resserré par une règle simple.
Le film sorti en salles prend une direction quasi inverse. Là où le scénario initial semblait bâtir une verticalité (le père, le fils, l’héritage dynastique), Wakanda Forever organise une horizontalité: une communauté, des femmes, des alliances, des fractures internes. Le choix est d’autant plus notable qu’il ne cherche pas à « imiter » le premier film. Coogler ne tente pas une continuité cosmétique; il accepte que l’architecture émotionnelle ait changé.
Il y a, dans Wakanda Forever, un travail de tonalité qui relève presque du funéraire: une attention au poids des gestes, au silence, à la façon dont un cadre peut porter une absence. Le film n’est pas exempt de contraintes marveliennes — obligations de monde partagé, scènes d’exposition, nécessité de relancer la machine — mais il laisse affleurer quelque chose de moins programmable: une tristesse tenue, parfois maladroite, souvent sincère. C’est aussi pour cela que la réception publique a pu être globalement favorable: on ne demande pas toujours à une suite d’être surprenante; parfois, on lui demande d’être juste.
La réussite la plus singulière du film tient à la manière dont il redistribue la gravité dramatique. Là où T’Challa était un centre, le récit devient un système de forces. Shuri est évidemment le vecteur principal, mais son arc gagne en complexité parce qu’il n’est pas seulement héroïque: il est traversé par la colère, le refus, l’orgueil, le déni. Coogler filme souvent Shuri non pas comme une icône, mais comme un visage en résistance, un corps qui ne veut pas « jouer le jeu » du récit de dépassement.
Okoye et Ramonda, elles, incarnent deux rapports au pouvoir: l’une par la loyauté et la discipline, l’autre par la souveraineté endeuillée. Ce trio permet au film de déployer une gamme d’émotions rarement autorisées dans le cahier des charges d’un blockbuster. On sent un cinéaste qui, au-delà des effets, travaille la direction d’acteurs pour atteindre des zones plus ambivalentes: l’autorité qui vacille, la dignité qui tient, la violence qui couve.
Ce qui rend les révélations de Coogler si stimulantes, c’est qu’elles mettent en regard deux conceptions de l’héritage. Le projet initial semblait traiter l’héritage comme un passage organisé, presque rituel: un père transmet, un fils reçoit, le royaume se projette. Wakanda Forever traite l’héritage comme une chose cassée, imprévisible, qui circule malgré tout. L’héritage n’est plus un protocole, c’est une question ouverte: qui porte l’idée de Black Panther quand le visage qui l’incarnait n’est plus là?
Dans un cas, le récit se construit autour d’une règle (le rituel, ses jours, ses questions). Dans l’autre, le récit se construit autour d’une absence (un trou dans l’image, une place vide dans le champ). C’est une différence de nature, pas seulement de scénario. Et c’est là que Coogler, à mon sens, affirme quelque chose de rare dans cet univers: un film peut être un objet de franchise tout en assumant une part de cinéma du réel, au moins dans son rapport au temps et à la perte.
Namor, tel qu’il existe dans le film final, reste une réussite d’écriture et de design: il n’est pas simplement un « méchant », mais un souverain avec sa logique, ses blessures, sa mémoire coloniale. La confrontation entre Wakanda et Talokan devient alors plus intéressante qu’un affrontement de territoires: c’est un duel de récits nationaux, deux utopies contraintes par la peur d’être découvertes, deux cultures qui se pensent inviolables.
Dans le scénario originel, Namor aurait eu une fonction plus directement « déstabilisatrice » du rituel père-fils. Dans la version finalisée, il sert plutôt de catalyseur géopolitique et moral: jusqu’où une nation endeuillée peut-elle rester fidèle à ses principes? Le film n’apporte pas de réponse simple, et c’est tant mieux; il laisse subsister un malaise, une zone grise, comme si le deuil lui-même empêchait toute pureté morale.
Il serait malhonnête de prétendre que Wakanda Forever échappe totalement aux réflexes de l’usine à récits: certaines transitions paraissent programmatiques, certains personnages secondaires ont une fonction d’aiguillage plus que de nécessité dramatique, et le rythme, par endroits, hésite entre recueillement et relance de franchise. On sent parfois les coutures, comme si le montage devait concilier la respiration du deuil et la cadence attendue d’un spectacle mondial.
Mais il serait tout aussi réducteur de juger le film uniquement à l’aune de ces automatismes. Coogler parvient à installer des séquences où le MCU, d’ordinaire si pressé, accepte de prendre le temps. Ces moments ne sont pas toujours les plus « narratifs », mais ils sont les plus cinématographiques: un regard qui insiste, une scène qui laisse affleurer le chagrin, une tension qui naît non d’un enjeu cosmique mais d’une relation abîmée.
Ce qui se joue ici dépasse un cas particulier. Les grandes sagas aiment faire croire que tout est maîtrise, prévision, trajectoire. Or la réalité rappelle parfois que ces univers sont habités par des êtres humains, pas seulement par des propriétés intellectuelles. La décision de réécrire, de déplacer le centre du récit, de construire un film qui accepte la fragilité, montre un rapport plus organique à la franchise: non pas une ligne droite, mais une matière vivante, altérable.
Alors que l’avenir de la série est désormais relancé, avec un troisième volet en préparation et l’idée d’un casting élargi, l’intérêt critique n’est pas seulement d’attendre la prochaine étape, mais de se demander ce que cette expérience a changé dans la grammaire interne de Marvel. À l’échelle d’une année de cinéma, on peut d’ailleurs replacer Wakanda Forever dans une cartographie plus large des sorties et des tendances, comme celles évoquées ici: https://www.nrmagazine.com/meilleurs-films-2022/.
Le plus troublant, dans cette histoire de scénario initial, n’est pas la frustration de l’inédit; c’est la manière dont l’inédit éclaire le film existant. Imaginer T’Challa confronté au danger avec son fils à ses côtés projette une autre lumière sur ce que Wakanda Forever choisit finalement de mettre au centre: non pas le passage de la couronne, mais la recomposition d’un monde sans son roi. Entre ces deux films, il n’y a pas concurrence mais dialogue: l’un aurait été un récit de transmission encadrée, l’autre est un récit de transmission accidentée.
Et c’est peut-être la question la plus féconde laissée au spectateur: quand une icône disparaît, qu’est-ce qui survit exactement — un symbole, une nation fictive, un costume, ou une certaine idée de la responsabilité, que le cinéma tente, film après film, de reformuler à hauteur d’humain?