James Cameron ne mâche pas ses mots sur les décès controversés du début d’Alien 3

Il existe, dans les franchises, une violence plus sourde que celle des monstres : celle qu’un épisode inflige aux promesses du précédent. Quand Alien 3 choisit d’ouvrir en effaçant presque d’un geste la fin d’Aliens, ce n’est pas seulement un rebondissement noir. C’est une déclaration de méthode. Et c’est précisément ce geste que James Cameron continue de juger, des décennies plus tard, avec une franchise qui tranche net.

Une colère tardive, mais jamais refroidie

Lors d’un échange récent en podcast avec Michael Biehn, Cameron a qualifié la décision de tuer d’entrée de jeu Hicks, Newt et, d’une certaine manière, Bishop, de choix stupidement destructeur. Le mot est cru, mais l’idée est très construite : on ne parle pas d’un simple désaccord de fan. Pour Cameron, il s’agit d’un problème de narration et de contrat affectif passé avec le spectateur. On investit un film à travers des visages, des trajectoires, une survie arrachée. Puis on vous retire ce capital émotionnel avant même que la mise en place du nouveau récit ait commencé.

Ce point est essentiel : sa critique ne vise pas uniquement la mort en tant que telle. Le cinéma sait tuer avec grandeur. Ce que Cameron condamne, c’est l’impression d’annulation rétroactive : l’idée que l’effort dramatique d’Aliens devient, en quelques minutes, un prologue rendu inutile.

Le contexte : après l’horreur cosmique, le film de guerre

Pour comprendre la crispation, il faut revenir à la logique même d’Aliens. Ridley Scott avait signé un film de terreur métaphysique, où le cadre, la lenteur et l’inconnu fabriquent l’angoisse. Cameron, lui, ne cherche pas à imiter : il déplace le genre. Il transforme Ripley en héroïne d’action, introduit un groupe militaire, accélère le rythme, et fait du xénomorphe une menace tactique autant que cauchemardesque. C’est une suite qui fonctionne parce qu’elle assume une autre grammaire : montage plus nerveux, conflit plus frontal, et surtout un cœur émotionnel clair — la relation Ripley/Newt.

Dans ce cadre, Hicks et Bishop ne sont pas de simples seconds rôles fonctionnels. Ils sont des piliers de l’issue : Hicks comme possibilité d’un futur “humain” et Bishop comme promesse paradoxale d’une technologie non hostile. Les effacer, c’est retirer à Ripley les rares ancrages que le film précédent avait construit avec patience.

Le début d’Alien 3 : un choix de ton qui écrase un héritage

Le film de David Fincher arrive avec une ambition sombre : monde carcéral, corps fatigués, espace sans échappatoire, masculinité toxique en fermentation, religion et discipline comme béquilles. Sur le papier, c’est cohérent avec l’univers Alien : l’humain coincé dans un système clos, rongé par ses propres structures. Mais l’ouverture pose un problème de rythme dramatique : au lieu d’installer une tension progressive, elle commence par un verdict.

Sur le plan de la mise en scène, cette brutalité peut se défendre : elle assèche l’espoir, retransforme Ripley en survivante sans consolation, remet la franchise sur une ligne nihiliste. Mais sur le plan de la sérialité, elle casse un lien. D’où le ressentiment durable : une suite n’est pas un film isolé ; elle dialogue avec le souvenir immédiat du précédent.

Cameron le formule à sa manière : tuer ces personnages, c’est aussi tuer du goodwill, cette confiance patiemment construite entre le public et l’histoire. Et quand la suite remplace ces figures par un nouveau groupe, volontairement plus âpre, plus difficile à aimer, l’impression d’être puni d’avoir aimé les survivants d’avant s’intensifie.

Fincher et le studio : un auteur pris dans l’étau

On peut difficilement parler d’Alien 3 sans évoquer sa fabrication heurtée. Fincher, alors débutant sur un long métrage, se retrouve au cœur d’une production tiraillée : réécritures, injonctions, hésitations de direction. Cameron lui-même, tout en attaquant violemment le choix narratif, nuance souvent sa charge en distinguant le réalisateur de la machine industrielle qui l’entourait.

Ce détail compte : la colère de Cameron vise d’abord une décision structurelle (comment on ouvre un film, comment on traite l’héritage), pas un geste de mise en scène isolé. Autrement dit, son problème n’est pas “Fincher est mauvais”, mais “l’idée de départ est bancale, et elle a entraîné tout le reste vers une impasse affective”.

La question de fond : que doit une suite à ses personnages ?

Le débat autour de cette ouverture touche à une question que le cinéma populaire affronte sans cesse : une franchise appartient-elle à la cohérence d’un monde, ou à la continuité émotionnelle de ses figures ? Alien 3 choisit le monde, et même plus : il choisit un monde qui refuse les consolations. C’est un projet presque “anti-saga”.

Mais le spectateur, lui, arrive avec une mémoire fraîche : celle d’un film où la survie était difficile, mais possible, et où le lien humain existait encore. Le passage de l’un à l’autre ressemble alors moins à une évolution qu’à une révocation.

Un écho troublant : quand Cameron répète (presque) ce qu’il dénonce

Ce qui rend l’affaire fascinante, c’est le miroir qu’elle tend à Cameron lui-même. Des années après avoir fustigé l’effacement des survivants d’Aliens, il participe à un autre geste comparable : l’ouverture de Terminator: Dark Fate prend une direction qui donne, elle aussi, le sentiment d’invalider le gain dramatique d’un épisode précédent en frappant un personnage clé très tôt.

Il serait trop simple d’y voir une contradiction pure. On peut aussi y lire un paradoxe propre aux franchises : tenter de relancer une mythologie impose parfois de casser une ligne, de réorienter la promesse, de créer un choc inaugural. Sauf que le choc n’a pas la même valeur selon ce qu’il construit derrière. Un prologue brutal peut être solide s’il ouvre un récit qui justifie pleinement sa cruauté. Sinon, il ressemble à un raccourci — et c’est exactement ce que Cameron reproche à Alien 3.

Le faux procès : “tuer des personnages, c’est mal”

Réduire la polémique à une morale (“on ne tue pas les survivants”) est une impasse critique. Le cinéma a le droit d’être sévère. Il peut même être impitoyable. La vraie question est : comment on tue, et pourquoi.

Dans Alien 3, la disparition de Hicks et Newt a quelque chose d’administratif : un constat, puis on passe à autre chose. Ce n’est pas tant la mort qui heurte que l’économie de mise en scène autour d’elle. La franchise ne prend pas le temps de transformer ces morts en moteur sensible ; elle les utilise comme une remise à zéro. Cameron, cinéaste de la construction émotionnelle, ne peut qu’y voir un sabotage de dramaturgie.

Ce que l’ouverture raconte malgré elle : une guerre de regard sur Ripley

Il y a aussi un enjeu de représentation : Aliens reconstruit Ripley par l’action et par la protection. Alien 3, lui, la replonge dans la perte et la culpabilité, la met en présence d’un environnement masculin hostile, et réoriente son corps en enjeu narratif central. Ce n’est pas le même cinéma, pas la même éthique du récit.

On peut défendre la cohérence interne d’Alien 3 : ce monde n’a pas vocation à récompenser. Mais on doit alors accepter que la suite ne cherche pas l’adhésion par l’attachement, plutôt par l’asphyxie et la tension morale. D’où la division durable : ceux qui attendent une continuité émotionnelle se sentent trahis ; ceux qui acceptent l’option tragique y voient une radicalité bienvenue.

Quand l’industrie remplace l’affect par le “coup”

Ce type de débat dépasse Alien. Dans le cinéma contemporain, l’écriture de franchise confond parfois surprise et sens : on choque pour marquer un “nouveau départ”. Or, la surprise est un outil ; elle ne remplace pas une direction dramaturgique.

On le voit ailleurs, sur d’autres terrains où l’imaginaire populaire se heurte à l’usure des icônes et à la stratégie de relance. À ce sujet, l’évolution d’un personnage culte comme Hellboy et le rapport du public à ce qu’on choisit d’abandonner d’un film à l’autre reste un bon révélateur : https://www.nrmagazine.com/ron-perlman-decline-hellboy/

Dans un registre différent, la manière dont Disney se débat avec ses propres mythes montre aussi que “réécrire” n’est pas seulement moderniser : c’est négocier avec une mémoire collective, parfois au prix d’un malaise très concret chez le spectateur : https://www.nrmagazine.com/blanche-neige-2025-quand-disney-sombre-dans-son-propre-miroir-empoisonne/

Le Cameron “architecte” face au Fincher “entomologiste”

J’ai toujours eu l’impression que la fracture entre les deux films tient à une différence de tempérament cinématographique. Cameron construit comme un ingénieur du récit : il trace des arcs, pose des points d’appui, protège la lisibilité émotionnelle. Fincher, lui, observe comme un entomologiste : il enferme, dissèque, regarde les comportements se dégrader sous pression. L’un filme la conquête et la résistance ; l’autre filme l’enfermement et la contamination morale.

Le problème, c’est que Alien 3 hérite d’un matériau (Newt/Hicks/Bishop) déjà chargé d’affect, et décide de le traiter comme un obstacle conceptuel. Une œuvre a le droit de faire ce choix. Mais elle doit accepter le coût : un rejet instinctif, presque viscéral, qui ne se dissout pas avec le temps.

Le goût de Cameron pour la “bonne” émotion… et ses propres zones aveugles

Ce qui rend ses déclarations intéressantes, ce n’est pas seulement leur violence verbale, c’est la cohérence d’un auteur qui a toujours défendu l’idée que le spectaculaire n’excuse pas l’à-peu-près affectif. On retrouve cette obsession dans sa façon de revenir sur ses propres films, sur ses propres bifurcations possibles, et sur les erreurs qu’il estime avoir frôlées.

Sur Avatar: La Voie de l’eau, par exemple, les discussions autour d’une fin alternative disent beaucoup de son rapport à l’équilibre entre choc et satisfaction dramaturgique : https://www.nrmagazine.com/james-cameron-a-failli-commettre-une-enorme-erreur-avec-la-fin-initiale-davatar-la-voie-de-leau/

Et si l’on s’intéresse à ce que Cameron laisse parfois en marge avant de le réintégrer plus tard, la fabrique d’un scénario devient un territoire passionnant, où l’“oublié” peut redevenir central : https://www.nrmagazine.com/avatar-fire-ash-un-element-majeur-oublie-dans-le-scenario-initial-exclusif/

Cette question du choix, de la coupe, de ce qu’on retire au récit et de ce que cela fait au spectateur, me rappelle une évidence valable aussi hors cinéma : on peut casser une trajectoire dès les premières mesures. L’analogie est imparfaite, mais éclairante : la difficulté n’est pas de commencer, c’est de donner envie de continuer après un premier geste qui ferme au lieu d’ouvrir : https://www.nrmagazine.com/note-de-musique-pourquoi-tant-abandonnent-des-leur-premiere-partition/

Ce que le débat révèle : la mémoire du spectateur comme matière première

Ce qui persiste, au fond, ce n’est pas seulement la querelle “pour” ou “contre” Alien 3. C’est une leçon sur la manière dont une saga travaille la mémoire. Un film de franchise n’arrive jamais seul : il arrive avec des visages déjà aimés, des blessures déjà reçues, des attentes déjà formulées.

En choisissant d’ouvrir sur ces décès, Alien 3 fabrique une expérience de spectateur très particulière : on ne découvre pas, on encaisse. Certains y verront la force d’un cinéma qui refuse le confort. D’autres y liront le signe d’une industrie qui confond radicalité et table rase.

Et la question qui demeure, au-delà des mots de Cameron, est presque simple : quand une suite vous retire vos repères dès la première scène, est-ce qu’elle vous invite à regarder autrement… ou est-ce qu’elle vous demande de renoncer à ce que vous veniez chercher ?

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