Spoilers : les lignes qui suivent évoquent des éléments narratifs précis du volume 2 de la saison 5. Ce n’est pas un simple détail de feuilleton sentimental, mais un choix de récit qui dit beaucoup de la manière dont Stranger Things tente de refermer ses boucles : en faisant passer l’intime au même niveau d’urgence que l’horreur cosmique, puis en tranchant net, presque à contre-emploi.
Depuis plusieurs saisons, la série entretient une tension douce-amère autour de Nancy (Natalia Dyer), partagée entre Steve (Joe Keery), premier amour “hawsquinien” devenu personnage étonnamment mature, et Jonathan (Charlie Heaton), compagnon plus secret, plus mélancolique, lié à elle par une histoire commune de regards lucides sur la violence du monde. Le volume 2 choisit finalement de ne pas “récompenser” le public par un couple final, et c’est précisément là que le geste devient intéressant : l’arc romantique cesse d’être une compétition et se transforme en décision d’identité.
Il faut se rappeler ce que Stranger Things a toujours su faire : mettre en scène l’adolescence comme une zone de récits — pas seulement des émotions. Chez les Duffer, l’amour n’est pas un refuge, c’est une narration parallèle, un langage de l’époque, avec ses maladresses, ses élans, ses malentendus. Nancy, depuis la saison 1, est filmée comme un personnage en mouvement : elle avance, elle enquête, elle nomme les choses, elle refuse de se contenter d’un rôle assigné. Dans ce cadre, le triangle amoureux n’a jamais été un simple “team Steve” contre “team Jonathan” : c’était une façon de matérialiser deux rapports au monde.
Steve, au fil des saisons, s’est reconstruit sous nos yeux : l’ancien “roi du lycée” est devenu un allié, un protecteur, parfois un grand frère pour les plus jeunes, et surtout un corps comique au sens noble — un acteur de rythme, de contrepoint, de respiration. Jonathan, lui, reste associé à un climat plus intérieur : l’image d’un garçon qui observe, doute, temporise, comme s’il avait toujours une seconde de retard sur la catastrophe. Cette différence de tempérament, la série l’a longtemps montée comme une alternative amoureuse. Le volume 2, lui, la retourne : l’alternative n’est plus “qui Nancy choisit”, mais “qui Nancy devient”.
Le véritable dénouement se joue dans “Chapter Six: Escape from Camazotz”, séquence située dans une version instable du laboratoire de Hawkins, dans l’Upside Down. L’espace se délite, les murs semblent fondre, la matière se décompose comme si le décor lui-même refusait la stabilité. Le procédé a une efficacité presque évidente : rendre physique ce que le couple ne parvient plus à tenir ensemble. Ici, la série utilise l’horreur non comme un “spectacle”, mais comme une métaphore de dramaturgie intime : l’environnement exprime l’usure.
On pourrait craindre le piège du mélodrame. Pourtant, la scène fonctionne parce qu’elle choisit une forme particulière de vérité : Nancy et Jonathan ne se déclarent pas un amour absolu, ils s’avouent leurs irritations, leurs zones d’incompatibilité, leurs déceptions — ce que les récits romantiques évitent souvent de filmer. La dynamique de jeu est importante : pas de grands gestes, pas de musique qui dicte la larme. Le dialogue, au contraire, repose sur une espèce de lucidité fatiguée. C’est moins une rupture explosive qu’un constat.
Le détail le plus parlant, c’est ce geste paradoxal : Jonathan sort une bague pour une sorte de “non-proposition” — une demande qui ressemble à l’inverse d’une demande en mariage, comme si la série jouait avec l’iconographie du romantisme pour en révéler l’absurdité dans ce contexte. Ils s’enlacent, mais l’étreinte n’est pas un retour, plutôt une façon de clore proprement. Comme si la série disait : on peut se quitter sans se détester, et même s’aimer encore un peu sans continuer.
L’autre bascule, plus discrète mais décisive, tient dans le fait que Nancy écarte aussi la possibilité d’un retour vers Steve. C’est un choix qui risque de déstabiliser une partie du public, car Steve a été écrit, saison après saison, comme le personnage “réhabilité” par excellence. Mais justement : le dénouement refuse de confondre évolution personnelle et compatibilité amoureuse.
Le volume 2 fait un pari : ne pas transformer Steve en solution. Même si le personnage a gagné en profondeur, même si le montage a souvent construit autour de lui une tendresse de spectateur, Nancy n’est pas tenue de répondre à cette trajectoire. La série évite ainsi un cliché : celui de la romance comme récompense accordée au personnage “qui a le mieux grandi”. Dans une narration populaire, c’est assez rare pour être souligné. Cela n’enlève rien au parcours de Steve ; cela le remet simplement à sa juste place : une histoire individuelle, pas un destin conjugal.
Les créateurs ont confirmé que la rupture n’était pas un faux-semblant : Nancy et Jonathan sont bien séparés, et l’idée était pensée depuis un moment. Leur justification, au fond, est simple : Nancy doit pouvoir se retrouver, s’affirmer, se définir sans être immédiatement ramenée à une appartenance affective. C’est une idée qui pourrait sembler contemporaine au sens sociologique, mais la série l’inscrit dans un décor années 80 — ce qui, paradoxalement, la rend plus visible, presque plus politique. Dans cette époque fictionnalisée, l’indépendance féminine se heurte encore plus frontalement aux attentes implicites.
Il y a aussi un réalisme discret derrière ce choix : la série reconnaît qu’on ne reste pas nécessairement avec son amour de lycée. Stranger Things, qui cultive la nostalgie, introduit ici une anti-nostalgie : l’acceptation que tout ne se “fixe” pas. C’est peut-être l’un des gestes les plus adultes de ce volume 2 — d’autant que, dans le même temps, la série prépare des enjeux autrement plus tragiques, suggérant des pertes majeures. Le sentimental n’est pas minimisé ; il est placé à une échelle juste.
Sur le plan critique, on peut admirer la cohérence émotionnelle tout en pointant une limite : la scène condense beaucoup. La rupture est préparée, certes, mais elle se cristallise dans une situation extrême (un décor qui se liquéfie, une course contre la montre), ce qui peut donner l’impression que l’écriture a besoin d’un “événement” pour autoriser une décision intime. C’est un héritage du feuilleton : l’aveu doit coïncider avec le danger pour devenir scène.
Mais cette contrainte sérielle produit aussi quelque chose de cinématographique : l’espace devient acteur. Le laboratoire, lieu d’expériences et de manipulation, se change en chambre d’écho de leur relation. La série, qui a toujours aimé les lieux-symboles, retrouve ici une efficacité de conte : quand on dit enfin la vérité, le monde cesse (un instant) de se défaire. L’idée est presque naïve, mais assumée, et elle fonctionne parce qu’elle est incarnée par les comédiens, dans un registre retenu.
Le plus intéressant, peut-être, c’est la manière dont Stranger Things rejoint un motif classique du cinéma et des séries : la fin de couple non comme échec, mais comme passage de relais. On pense à ces récits où le “happy end” est remplacé par une forme de vérité plus calme, où l’arc sentimental cesse d’être un trophée narratif. Dans une œuvre qui a longtemps joué avec les codes du blockbuster et du teen movie, ce déplacement a du sens : le volume 2 préfère une maturité émotionnelle à une satisfaction immédiate.
Il y a aussi une manière de regarder ce triangle amoureux comme un dispositif de genre : l’horreur et la science-fiction ont souvent tendance à “simplifier” la romance, à l’utiliser comme carburant. Ici, la romance n’alimente pas seulement la motivation héroïque ; elle se conclut sur une décision de mise en récit. Nancy n’est pas “libérée” par un homme, elle se libère d’une structure qui la définissait par la comparaison.
Faire terminer Nancy “seule”, ce n’est pas la condamner. C’est lui offrir une zone d’air dans une série saturée de menaces, de loyautés, de sacrifices. Le geste est d’autant plus fort que la série s’achemine vers sa fin (un final annoncé pour le 31 décembre 2025) : au moment où tout pourrait se verrouiller en couples, en destins, en images conclusives, elle choisit une porte entrouverte.
Et si l’on accepte cette idée, le triangle amoureux apparaît rétrospectivement comme une étape, pas comme une destination : Steve et Jonathan auront été deux miroirs, deux temporalités, deux manières d’exister à Hawkins. Le volume 2 ne demande pas au spectateur de “voter” ; il lui demande de regarder Nancy autrement, comme un personnage qui ne se résume plus à la question “avec qui”.
À ce titre, le dénouement parle aussi de notre rapport aux séries : nous aimons les arcs bouclés, les couples estampillés, les récompenses affectives. Stranger Things choisit ici un dénouement plus ambivalent, presque plus discret, qui rappelle que l’émotion n’est pas toujours dans la réunion, mais parfois dans la séparation bien faite.
Ce type de résolution — une romance qui se défait sans chercher un remplacement immédiat — s’inscrit dans une tendance plus large des fictions contemporaines, où le couple cesse d’être l’unité finale obligatoire. Netflix, en particulier, a souvent joué sur la variété des tonalités, du teen drama au récit plus adulte, et l’on voit circuler sur la plateforme des propositions romantiques très différentes, du léger au plus frontal sur le désir. À ce sujet, un détour par https://www.nrmagazine.com/12-films-romantiques-et-droles-a-deguster-sans-moderation-sur-netflix/ permet de mesurer à quel point la comédie romantique peut, elle aussi, raconter des séparations sans catastrophisme.
De façon plus inattendue, la question du désir dans les récits “grand public” se reconfigure : on ne montre plus seulement l’amour comme aboutissement, mais comme énergie, comme circulation, parfois comme impasse. Certaines sélections thématiques, comme https://www.nrmagazine.com/films-netflix-boost-libido/ , témoignent de cette curiosité diffuse pour des histoires où l’intime n’est pas seulement un décor, mais un moteur concret de mise en scène.
Et parce que nos manières de regarder comptent autant que ce que l’on regarde, il est aussi éclairant de replacer Stranger Things dans un horizon de consommation plus large : l’idée du “quoi voir ensuite” façonne notre lecture des œuvres. Un panorama comme https://www.nrmagazine.com/voir-netflix-2024/ rappelle cette logique de circulation permanente, qui pousse parfois les séries à “clore” vite — et rend, par contraste, plus notable une fin sentimentale qui accepte la durée et l’incertitude.
Le traitement du triangle Nancy–Steve–Jonathan renvoie enfin à une question de casting au sens large : comment une œuvre distribue des rôles affectifs et comment le public s’y attache. L’analyse d’une mécanique de désir et de confrontation dans un autre registre, comme https://www.nrmagazine.com/challengers-film-sports/ , aide à comprendre comment certains récits mettent en scène la compétition amoureuse non pour “désigner un gagnant”, mais pour révéler des rapports de pouvoir, d’image, de projection.
Dans une logique voisine, l’attention portée aujourd’hui aux annonces de distribution — qui jouera qui, et pourquoi — montre à quel point le spectateur anticipe déjà la dramaturgie avant même la scène. Ce phénomène se lit autant dans les séries que dans les grandes adaptations, et des articles comme https://www.nrmagazine.com/casting-monte-cristo-2024/ illustrent bien cette culture de l’attente : on projette une affection sur un visage, puis on demande au récit de la confirmer.
Le volume 2 de la saison 5 fait un choix clair : le triangle amoureux est dénoué non par une victoire romantique, mais par une clarification. Jonathan et Nancy reconnaissent la fin, Steve n’est pas réinstallé comme solution nostalgique, et Nancy se retrouve face à elle-même — ce qui, dans une série qui parle sans cesse de portails et de doubles mondes, revient à fermer un passage intérieur.
Reste une question, plus cinéphile que “shipping” : comment la série filmera-t-elle Nancy désormais, débarrassée de ce dispositif ? Comme une héroïne d’action ? Une enquêtrice ? Une survivante ? Ou comme un personnage enfin rendu à une solitude active, celle qui permet de regarder le monde sans filtre ? C’est peut-être là que la fin de Stranger Things se jouera aussi : non pas dans l’issue des romances, mais dans la façon dont la mise en scène accordera, ou non, à ses personnages le droit de ne pas se réduire à leur fonction dans l’intrigue.